Nous n'évoquons ici que quelques compagnons de Jean Moulin
dans quelques articles que l'on nous a autorisés à publier.
Vous trouverez d'autres témoignages dans notre rubrique Hommages ou dans nos Dossiers.
Portrait par François BERRIOT, professeur d’Université, membre du Comité régional du Mémorial Jean-Moulin - sept. 2010.
Daniel Cordier naît en 1920 à Bordeaux au sein d’une famille de la bourgeoisie catholique monarchiste. Son grand-père, bonapartiste fervent, s’était engagé lors de la guerre de Sécession, d’ailleurs dans le camp des Nordistes. Le jeune Daniel, lui, bénéficie très tôt d’une éducation privilégiée; cependant, dans les institutions religieuses qui le reçoivent, il se rend très vite suspect par ses agissements en faveur de l’Action Française d’une part, et d’autre part, il ne tarde pas à se rebeller contre le catholicisme lorsque s’éveillent en lui les ardeurs de l’adolescence. A Pau, aux côtés de sa mère et de son beau-père, il entend les anciens combattants de la Grande Guerre proclamer, à longueur de repas, qu’ils sont les seuls à aimer la France, et il se jure bien de ne jamais leur ressembler. Alors que la bibliothèque familiale lui offre la lecture des œuvres de Charles Maurras et de Thierry Maulnier, une libraire amie lui fait découvrir les « blasphèmes » de Baudelaire ou les Nourritures terrestres d’André Gide. Patriote fervent, lors de la déclaration de guerre, à 19 ans, il veut s’engager, mais sa mère ne l’y autorise pas. Au début de l’année 1940, scandalisé par le déroulement de la « drôle de guerre », il participe à la campagne de Maurras pour la désignation du maréchal Pétain (alors ambassadeur de France auprès de l’Espagne franquiste) au poste de président du Conseil et, en mai 1940, il se réjouit de voir le colonel Charles de Gaulle, qui passe pour être proche de l’Action Française, entrer au gouvernement… Pourtant, le 17 juin 1940, c’est l’effondrement : à midi, Daniel Cordier entend à la radio le vainqueur de Verdun annoncer qu’il demande un armistice sans condition alors même qu’une partie de l’armée combat encore; le jeune homme se précipite dans sa chambre pour pleurer. Le mythe Pétain s’écroule: hier, les politiciens de la IIIe République ont laissé la France dans une impréparation totale face à son ennemie héréditaire; aujourd’hui un vieux soldat, espoir de la droite, trahit la nation.
Pendant les journées folles qui suivent, Daniel Cordier tente de réunir la petite centaine de ses compagnons de l’Action Française de Pau: les jeunes gens pensent tout d’abord partir, munis de fusils de chasse, tirer sur les colonnes ennemies qui déferlent depuis Bordeaux, mais très vite ils comprennent qu’il est préférable de se rendre en Afrique du Nord pour continuer la guerre. Le 21 juin, au matin, dix-sept d’entre eux se retrouvent à Bayonne et s’embarquent; Daniel Cordier voit s’éloigner, avec le rivage, la silhouette de sa mère qui lui a, quelques instants auparavant, glissé un papier dans la poche: « Surtout, couvre-toi bien, Dany. »
Le Léopold II, cargo à bord duquel sont montés les jeunes gens, transporte également un ministre belge qui souhaite rejoindre son gouvernement en exil à Londres, et le bateau, au lieu de gagner le Maroc, est détourné sur l’Angleterre. Pour Daniel Cordier, les surprises commencent: d’abord, dès la seconde journée, il converse avec un ouvrier mécanicien, chaud partisan du Front Populaire et des Brigades Internationales, qui entend, comme lui, combattre l’envahisseur nazi; arrivé à Londres, parmi ses camarades de la France Libre, il aura l’étonnement de ne pas seulement découvrir de jeunes aristocrates ou bourgeois proches de l’Action Française, mais aussi, stupeur, des Juifs, cultivés, intelligents, patriotes intransigeants et qui deviendront très rapidement ses amis !
Après l’engagement dans la « Légion de Gaulle » et la rencontre avec le Général lui-même, dont il apprécie peu la hauteur (« Messieurs, je vous salue; je ne vous remercie pas : vous n’avez fait que votre devoir en venant ici. »), c’est l’entraînement militaire intensif: apprendre à tuer, à l’arme à feu, au poignard, à mains nues. La France et la famille paraissent désormais bien loin, malgré les liens fraternels qui se nouent pour la vie… Beaucoup plus tard, quelques Français Libres témoigneront de ce qu’est alors Daniel Cordier: « un garçon joyeux et généreux qui partage largement ses deniers avec ses compagnons » (Henri Ecochard); « quelqu’un d’étonnamment cultivé, spirituel, différent des autres et en qui on sent déjà l’écrivain ou l’artiste qu’il doit devenir » (Yves Guéna).
Les mois passent, et le jeune officier, venu en Angleterre pour se battre, s’impatiente. En 1941, par son ami François Briant (futur Père blanc), il a l’occasion d’entrer au B.C.R.A., le Bureau central de renseignement et d’action, les services secrets de la France libre. Suit une nouvelle période d’entraînement très dur aux fonctions d’agent secret et d’opérateur radio, et viennent enfin, en juillet 1942, le vol nocturne angoissé au-dessus des tirs meurtriers de la défense anti-aérienne allemande, puis, au petit jour, le parachutage dans la région de Montluçon.
Voici Daniel Cordier à Lyon où il doit, au titre de secrétaire et de « radio », être mis à la disposition du journaliste antifasciste de l’Aube, Georges Bidault, alors responsable du mouvement Combat. Le destin en décide autrement: en l’absence de Bidault, c’est Jean Moulin qui accueille Daniel Cordier. L’ancien chef de cabinet d’un gouvernement du Front Populaire, le préfet radical-socialiste hors cadre, converse longuement avec l’étonnant garçon issu de l’Action Française qui pourrait être son fils. D’emblée, la séduction mutuelle est totale. Daniel Cordier, à Lyon et à Paris, durant onze mois - les derniers vécus par Jean Moulin -, devient aussitôt le plus proche collaborateur du délégué du général de Gaulle en France: il le voit trois fois chaque jour, depuis l’aube, lorsqu’il lui apporte la baguette de pain de son petit-déjeuner, jusqu’à l’instant du couvre-feu où il vient relever les messages à coder et à adresser, par radio durant la nuit, à Londres; il l’accompagne dans ses rencontres avec les principaux responsables des Mouvements Unis de Résistance (MUR) et de l’Armée secrète (AS); il organise pour lui les réunions qui aboutiront, le 27 mai 1943, à la constitution du Conseil national de la Résistance, le CNR. Ce soir-là, heureux, le coordonnateur de la Résistance intérieure fixe un rendez-vous à son jeune adjoint dans une galerie de peinture et lui donne une leçon d’histoire de l’art qui marquera sa vie… Entre le « patron » et le jeune officier, une relation très profonde et très pudique s’instaure: Jean Moulin, à la fois extrêmement courtois et doué d’une autorité naturelle hors du commun, n’a en effet nul besoin d’user de son rang hiérarchique et encore moins de faire appel à une sentimentalité qui n’est pas de mise dans l’action clandestine politique et militaire. Le lien très fort créé alors se rompt brutalement le 21 juin 1943, lors du guet-apens de Caluire.
Une semaine plus tard, les larmes aux yeux, Daniel Cordier déclare à Georges Bidault: « Notre dieu est mort. » Cependant, jusqu’à l’hiver 1943, le jeune homme reste à son poste aux côtés du successeur de Jean Moulin, Claude Bouchinet-Serreulles: il assume ses fonctions avec une élégance, une précision, une efficacité, auxquelles Yves Farge rendra hommage; il prend notamment contact, au nom de la Délégation générale, avec le milieu des intellectuels parisiens, Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Roger Vailland. En décembre, le jeune agent secret est « grillé » car la Gestapo dispose de sa photo et de son nom de clandestinité, et il doit rentrer à Londres. En congé de son réseau durant quelques semaines, il va au théâtre et perfectionne son anglais avec Claire Chevrillon, l’ancienne collègue à Sévigné de Pierre Brossolette; celle-ci confiera plus tard à quel point Daniel Cordier l’émerveille alors par sa culture et son humour, s’efforçant un soir de lui démontrer que Pascal aurait très bien pu être athée. En mars 1944, le jeune officier franchit les Pyrénées; il est arrêté et interné à Pampelune puis au camp de La Miranda. Libéré et arrivé à Madrid, il se souvient de ce que lui avait dit son patron (« Un jour, je vous conduirai au Prado voir les dessins de Goya ! »), et il passe deux journées dans ce musée tandis que ses compagnons préfèrent les rues mal famées de la capitale espagnole. Revenu à Londres en mai 1944, il prend en charge, au sein du B.C.R.A., la responsabilité du parachutage des agents.
Après la Libération, le voici chef de cabinet de Passy à la tête du contre-espionnage. Mais, en janvier 1946, Charles de Gaulle quitte la présidence du gouvernement: Daniel Cordier a l’impression que l’aventure est finie. Il décide de redevenir « un homme ordinaire », refusant d’ailleurs l’offre formulée par André Malraux d’occuper un poste important au sein du R.P.F. gaulliste et, se tenant éloigné de toute action politique jusqu’aux années 2000 où, sentant menacé l’héritage de la Résistance, il s’engage fermement pour défendre le programme démocratique, économique et social du C.N.R..
Au printemps 1943, il avait demandé un jour à Jean Moulin : « Que ferez-vous après la guerre ? » Celui-ci avait répondu en riant : « Je serai peintre, évidemment ! »C’est ce que choisit de faire Daniel Cordier, s’inscrivant dans un cours et s’initiant dans l’atelier d’Yves Brayer. Au bout de dix ans, il détruit ses toiles mais, entre-temps, il est devenu un collectionneur de haut vol et, en 1956, il ouvre une galerie à Paris, puis à New York et à Francfort; il se lie avec Nicolas de Stael et Henri Michaux; il découvre et lance des artistes de premier plan comme Dubuffet, Dewasne, Requichot, Rauschenberger… Pourtant, décidément, Daniel Cordier n’est pas un « marchand d’art »: en 1964, avec panache, il annonce qu’il ferme sa galerie parisienne et dénonce le poids de la finance dans la création artistique, la frilosité des galeristes, le conformisme de l’administration. Par la suite, il lèguera, au Musée national d’Art moderne - dont il deviendra un des conseillers - une partie de son extraordinaire collection d’art contemporain et d’art non occidental, déposée aujourd’hui à Toulouse.
Pendant longtemps, le héros de la France libre, le Compagnon de la Libération, semblait avoir rompu avec son passé mais, en automne 1977, invité sur un plateau de télévision à participer à une émission historique, il a la stupéfaction d’entendre Henri Frenay, l’ancien patron de Combat, accuser Jean Moulin de « crypto-communisme » et de malhonnêteté dans la gestion des fonds de la Résistance ! Il est scandalisé et comprend vite que, pour défendre la mémoire du grand absent, les professions de foi ne suffiront pas. A cinquante-sept ans, il décide donc de se muer en historien; il s’était d’ailleurs préparé depuis longtemps à cette tâche par ses vastes lectures et, dès 1945, par sa collaboration au Livre blanc du B.C.R.A. Pendant des années, explorant les fonds d’archives publics et privés de France, d’Angleterre, des U.S.A., il élabore cette véritable cathédrale que sont les cinq volumineux livres sur Jean Moulin publiés entre 1983 et 1999, notamment le magistral Jean Moulin, la République des catacombes (Gallimard éd.).
Plus récemment, Daniel Cordier a choisi une autre voie, où le Français Libre, inébranlable dans sa fidélité à Jean Moulin et au programme du C.N.R., l’historien, l’esthète et l’amoureux de la vie s’expriment également: l’écriture de soi, la restitution du vécu au plus profond et au plus vrai. Il vient de publier, avec le bonheur que l’on sait, le premier volume de ses mémoires, Alias Caracalla (Gallimard éd. Paris, 2009), où il rapporte allégrement son existence personnelle de 1920 à juillet 1943, jusqu’à la mort de son « patron ». Puisse-t-il faire la grâce à ses contemporains et aux générations à venir de prolonger son témoignage sur lui-même et sur ce XXe siècle et ce début du XXIe siècle qu’il aura traversés avec tant d’éclat.