Pour vous rendre au mémorial
Créé le 27 mai 1967 par toutes les associations issues de la Résistance des départements des Bouches-du-Rhône, des Alpes-de-Haute-Provence, des Hautes-Alpes, des Alpes-Maritimes, de Corse, du Var et du Vaucluse, le Comité régional du Mémorial Jean-Moulin a pour but, depuis l’érection du monument à Salon-de-Provence en 1969, de perpétuer et transmettre, notamment aux jeunes générations, les valeurs de la Résistance, celles de Jean Moulin et du Conseil national de la Résistance - que ce dernier a réuni pour la première fois le 27 mai 1943 dans Paris occupé -, et de rappeler la mémoire de Raymond Fassin et Hervé Monjaret, parachutés avec Jean Moulin dans les Alpilles le 2 janvier 1942.
Le monument du Mémorial érigé à Salon de Provence est une oeuvre du sculpteur Marcel Courbier, ami de Jean Moulin.
Par Michel Fratissier,
professeur agrégé d'histoire-géographie
Première pierre - document INA
La création du mémorial de Salon s’inscrit certainement dans la ferveur mémorielle déclenchée par la panthéonisation de Jean Moulin en 1964. Si la mémoire de Jean Moulin est déjà très active dès 1945, on assiste à un élargissement de la spatialisation de son souvenir avec l’inauguration de très nombreux établissements scolaires, et de multiples rues et places dans des villes absentes jusque-là. Sa mémoire est aussi régulièrement activée par des cérémonies d’ampleur parfois nationale, comme à Chartres, en présence de de Gaulle en juin 1965.
Il y a donc bien un élan mémoriel dans lequel s’inscrit pleinement l’origine du monument même si Bernard Bermond, dans les très nombreuses conversations que j’ai eues avec lui à ce sujet, pensait que l’idée du mémorial était antérieure à l’entrée de Jean Moulin au Panthéon. Mais, sans trahir sa mémoire - d’autant que l’ensemble de ce texte soulignera l’immense travail effectué par lui-même et ses compagnons -, sur cet aspect chronologique, force est de constater que je n’ai pas retrouvé, dans leurs archives, de document antérieur à l’été 1965.
Il faudra quatre longues années pour qu’enfin le monument voie le jour en 1969 - l’année 1969 apparaissant comme un point d’orgue à cet élan mémoriel post-panthéonisation. Cette même année, Laure Moulin publie une remarquable biographie sur son frère.
Pour mieux saisir encore, dans une perspective chronologique, la création du mémorial, notons que nous pouvons distinguer deux phases essentielles entre 1965 et 1969. En 1965-1966, ce sont les lieux au sens matériel, souvent très simplement, qui dominent la mise en mémoire. Puis, à partir de 1967, on sent comme une volonté de marquer durablement le souvenir de Jean Moulin, soit dans des lieux plus imposants, soit par des écrits, soit par des cérémonies qui deviendront essentielles, comme au Panthéon ou à Caluire (Rhône). Au Panthéon, la cérémonie du 17 juin se met en place à partir de 1967. A Caluire, cette même année, est créée la journée de la Résistance, le dimanche le plus proche du 21 juin. Ceci pour le contexte.
Désormais je propose de saisir l’origine du monument. Je laisserai de côté, faute de temps, les aspects pourtant particulièrement intéressants de l’inauguration du mémorial (que je mets cependant dans ce texte), pour démontrer comment il est devenu, dès son origine, et contrairement aux propos de Maurice Agulhon, un lieu essentiel de mémoire, non seulement pour Jean Moulin, mais aussi pour la Résistance.
Le mémorial de Salon doit beaucoup à un petit groupe d’hommes, dont Bernard Bermond, qui ont œuvré avec acharnement pour la réalisation de ce monument unique dans la construction de la mémoire de Jean Moulin. Il représente une étude de cas parfaite pour ceux qui veulent comprendre comment la mémoire de la Résistance se met en place près de deux décennies après la guerre. Il montre qu’au-delà de clivages politiques bien naturels, des réseaux se constituent en articulation avec Laure Moulin pour maintenir vivant l’homme qui désormais les représente tous. Ils n’ont pas connu de près ni de loin celui qui a été panthéonisé mais ils se reconnaissent dans son combat. Le mémorial de Salon est autant dédié à Jean Moulin qu’à tous ceux qui ont fait le choix de dire non.
Laure Moulin reste incontournable pour qui veut honorer la mémoire de son frère. Elle sera très présente jusqu’à sa mort, en janvier 1975, pour défendre, préserver (elle bloque tout projet de film) ou encourager la mémoire de son frère. C’est à elle le plus souvent que l’on s’adresse pour l’informer de la création d’une plaque ou d’un monument. Tout naturellement, pour le monument de Salon, c’est donc Bernard Bermond, président de la Fédération des réseaux de la France combattante - fédération des Bouches du Rhône, qui est reçu par Laure au tout début de l’initiative. Il entretient avec elle par la suite une très abondante correspondance, comme l’avait fait Ferdinand Paloc (à l’origine de l’idée de panthéonisation) pour l’entrée au Panthéon, pour l’informer dans les détails de l’avancement du projet. C’est avec Laure qu’il choisit le sculpteur Marcel Courbier. Et c’est encore ensemble qu’ils se concerteront sur le projet de l’artiste et son évolution.
Comment naît cette initiative et comment peut-elle et va-t-elle aboutir ? On le sait grâce aux archives minutieusement conservées par Bernard Bermond - et qu’il a mis à ma disposition très aimablement et même chaleureusement, tant cette histoire de la création lui tenait à cœur.
I. De qui part l’initiative ?
Elle vient de la section d’une association des Bouches-du-Rhône, les Forces françaises combattantes, dont le président est alors (depuis 1961) et pendant très longtemps, Bernard Bermond. Elle regroupe d’anciens résistants et des membres des Réseaux renseignement et évasion de la France combattante, notamment Marcel Galdin, du réseau « F.Y.R » qui, d’après tous les témoignages, est à l’origine de l’idée même du monument[1].
Les premières références au monument se situent à l’été 1965. Bernard Bermond écrit au maire de Salon. Il l’informe que les adjoints soutiennent unanimement depuis juillet la réalisation d’un monument à Salon même. Il demande donc au maire d’accepter ce projet[2]. Il fait quelques jours plus tard une lettre d’information au préfet Cousin et évoque une assemblée générale de l’association, où la décision a été prise[3]. La demande officielle au Préfet des Bouches-du-Rhône date du début septembre. Le 21, l’assemblée générale de la Fédération de la France combattante prend la décision de choisir le sculpteur Marcel Courbier. Entre-temps, bien entendu, une délégation s’est rendue à Saint-Andiol pour rencontrer Laure Moulin car, sans elle, rien ne peut se faire. Bernard Bermond la remercie pour son accueil chaleureux - la délégation a, de fait, été très bien reçue. Marcel Galdin avait déjà rencontré Laure Moulin au mois de juillet ou d’août.
A la fin de l’été 1965, elle appuie donc le projet. Le sculpteur est certainement choisi sur sa recommandation. Le projet artistique (symboliser un parachutiste) est arrêté, et la ville de Salon doit accueillir le monument. A la même période, Laure Moulin a reçu Marcel Courbier. Elle écrit au préfet Cousin pour lui faire part de son accord.
Bernard Bermond précise à Laure Moulin : « Il reste bien entendu, Mademoiselle, que nous vous tiendrons au courant de toute évolution et que le Comité que je préside ne prendra aucune décision d’importance sans vous en avoir référé pour accord »[4].
Si l’idée est peut-être plus ancienne, la prise de décision se fait bien dans l’été 1965, et assez rapidement.
Fin septembre, la municipalité de Salon accepte à l’unanimité la réalisation du monument. Il faut alors élargir le cercle pour pouvoir parvenir à sa concrétisation. Bernard Bermond, gaulliste, fait jouer ses relations et écrit à André Malraux[5]. Au début de l’année 1966, la section des Bouches-du-Rhône du Comité décide alors, pour donner plus de poids à son action, de créer un Comité régional du mémorial. Composé de 27 membres, il rassemble des personnalités de l’ensemble de la région PACA : Bouches-du-Rhône, Vaucluse, Var, Alpes-Maritimes, Hautes-Alpes, Basses-Alpes, Corse. A la tête du Comité, Bernard Bermond, et trois vice-présidents, Charles Blanc, Alfred-Paul Néri, Hugues-Paul Tatillon, puis un secrétaire général, Marcel Galdin, des adjoints, Jules Sebastianelli, Vincent Fienga, et un président de la commission des finances, Edmond-Honoré Avis. Ce dernier, avec Marcel Galdin et le président, deviennent les chevilles ouvrières du Comité[6]. Par exemple, Maître Edmond Avis rédige les statuts du Comité. Son siège social est à Marseille.
En mars 1966, le ministre des Anciens combattants et victimes de guerre, Alexandre Sanguinetti, accepte le patronage du Comité régional[7]. Les mois qui suivent sont mis à profit pour demander ou renouveler des appuis comme celui d’André Malraux[8]. Bernard Bermond écrit aussi à de Gaulle pour l’informer de l’avancée du projet[9]. Il faut attendre l’avis de la Commission centrale des monuments commémoratifs. Elle accepte le projet en février en émettant certaines réserves sur lesquelles nous reviendrons. L’avis est transmis au préfet des Bouches-du-Rhône qui demande au Comité les modifications nécessaires avant d’autoriser le lancement officiel des souscriptions. En juillet, Gaston Defferre accepte de mettre tout son poids dans la balance pour aider à la réalisation du monument. Le 14 octobre 1966, le décret approuvant l’érection du monument est signé par le Premier ministre Georges Pompidou. La souscription peut commencer. Elle débute le 3 décembre 1966 à Marseille, en présence du maire. Dans toute la France des comités départementaux se créent pour rassembler des fonds pour le projet - qui s’avère de plus en plus coûteux au fur et à mesure de son avancement.
On voit donc bien comment, peu à peu le projet prend corps. L’initiative part d’un petit groupe d’hommes, issus de la Résistance, qui veulent rendre hommage à Jean Moulin, unificateur de la Résistance et fils de Provence. Ces hommes n’ont pas eu de liens directs avec lui pendant la guerre. Le relais de la mémoire passe donc ici, depuis 1964, et comme dans d’autres villes, par d’autres réseaux. Pour réaliser leur projet, ils ont besoin très vite du soutien de Laure Moulin. Elle le leur accorde en toute confiance, comme en témoigne une lettre au tout début des premières initiatives : « Je trouve ce projet très beau, vraiment impressionnant, et inédit. Il symbolise à la fois le parachutage de mon frère en Provence et celui de tous les Résistants et Français libres lancés comme lui, à l’aveuglette, sur le sol de France. La figure en bronze a beaucoup d’allure, exprimant à la fois l’abandon du corps qui va se confier à la terre et l’envolée de l’âme vers le ciel, la pureté, l’idéal… Je souhaite ardemment que le projet de Monsieur Courbier obtienne l’approbation des pouvoirs publics et que vous n’ayez pas trop de difficulté à rassembler les fonds nécessaires. Je vous félicite de votre généreuse initiative pour glorifier un fils de Provence… » [10]. Laure Moulin venait, la veille, de recevoir Marcel Courbier.
Bernard Bermond est un élu local. Une fois l’appui de Laure Moulin acquis, il obtient très rapidement celui de la collectivité municipale de Salon, par un vote à l’unanimité. Il faut ensuite s’appuyer sur une représentation plus large au niveau local et national, d’où la demande de soutien au maire de Marseille, aux ministres des Anciens combattants (systématiquement présidents d’honneur du Comité), de la Culture puis, plus tard, le demande de soutien du président de la République. Bernard Bermond n’a pas de mal à les obtenir, étant un gaulliste convaincu et reconnu comme tel. Mais dans le Comité, les opinions politiques sont diverses. Marcel Galdin, par exemple, est radical-socialiste. Le soutien vient aussi des associations d’anciens résistants ou de grands résistants comme Charles Tillon. Les Compagnons de la Libération sont sollicités. Le relais est pris par les préfets de la France entière, dans le cadre des départements. Ils soutiennent les comités départementaux. Le grand historien Henri Michel propose aussi ses services. Enfin, l’Education nationale accepte de donner sa caution au comité, en autorisant les élèves à organiser une souscription dans les écoles.
II. L’évolution du projet
Le projet du Mémorial a très largement évolué entre le début de sa conception et sa réalisation définitive. Le changement d’implantation du monument lui-même induit une inflation du coût. Au départ, il devait se situer dans Salon, place Morgan. En septembre 1966, cet emplacement est abandonné pour le site actuel. La statue est alors très agrandie, passant de 4 à 6 mètres, et obligeant à une nette réévaluation du coût du projet. L’étalement sur plusieurs années (au moins quatre) pour arriver à sa concrétisation n’a pas arrangé non plus les problèmes de trésorerie du Comité, Marcel Courbier demandant toujours plus de fonds.
Si bien que le Comité a toujours été en recherche de financement pour boucler le budget. L’étude de celui-ci montre bien l’élargissement national nécessaire et voulu, pour tenir la promesse faite à Laure Moulin. Celle-ci, pour aider le Comité, envisage un temps de vendre une partie des tableaux de son frère, mais Bernard Bermond refuse cette proposition.
La première souscription publique part donc, comme on l’a souligné, en décembre 1966, de la Ville de Marseille, avec le concours de Gaston Defferre, et s’appuie sur l’énergie des comités départementaux rassemblés dans le Comité régional. Une lettre de Marcel Galdin, le secrétaire général, à son président Bernard Bermond, montre très bien comment les réseaux se mettent en place pour constituer localement des équipes - relais nécessaires pour collecter des fonds.
Il faut tout d’abord s’appuyer sur des amis, des connaissances sûres, sur lesquels on peut compter. C’est le cas, par exemple, pour le Vaucluse, le Var, les Alpes-Maritimes; ces amis comptant eux-mêmes sur des élus locaux, sur lesquels ils s’appuient, pour obtenir des subventions et faire avancer le projet.
Il faut aussi souvent rencontrer, au départ, de nombreuses personnalités, pour que les comités locaux se créent. Marcel Galdin présente ainsi son voyage dans les Hautes-Alpes : « Bien que cela porte préjudice à mon travail, j’ai estimé nécessaire d’accompagner notre ami Morvan dans les Hautes Alpes pour mettre sur pied un comité dans ce département. Après une visite à Laragne chez notre ami Bonnardel, représentant des maquis FTPF, membre désigné au Comité régional, le maire et conseiller général de cette cité nous a promis un concours sans réserves et patronne la région sud du Comité départemental. Le lendemain, à GAP, après une visite au colonel Terasson-Duvernon, qui accepte la vice-présidence du comité, nous avons été reçus par M. Pascal, préfet de la Résistance, qui assumera la présidence effective du comité Haut-alpin. J’ai été pour ma part fortement et favorablement impressionné par la clarté et la résolution de ses vues sur son rôle pour la participation de son département à l’érection du Mémorial. Sa forte personnalité, son passé de préfet de la Résistance et bien d’autres qualités humaines qui se dégagent de sa personne, nous permettent de considérer que le choix ne pouvait être meilleur. Ce fut ensuite, en délégation, la visite à monsieur Charles Andre, préfet en exercice. Son accueil fut des plus chaleureux et il a promis un appui inconditionnel, pour employer un terme à la mode, à l’action du Comité. Il défendra notamment la demande de subvention auprès du Conseil général. Notre ami Morvan reste bien entendu le représentant permanent des Hautes-Alpes auprès du Comité régional. Afin de soulager notre ami Morvan, j’ai rédigé hier la demande de subvention au Conseil général et, avec l’aide de notre ami Barro,t nous avons posté les 184 lettres aux maires de ce département » [11].
Appui sur le terrain de fortes personnalités amies, relais des élus et des collectivités, soutien du Préfet, telles sont les caractéristiques de la mise en place des comités départementaux. Comme pour d’autres lieux, le corps des préfets joue un rôle essentiel, depuis 1945, pour soutenir les actions en faveur du maintien du souvenir de Jean Moulin. Le Comité régional peut compter sur la Fédération nationale des FFC, notamment des sections parisiennes, qui assurent le lien avec la France du nord. Le 18 mai 1967, une conférence de presse à Paris, en présence de Bernard Bermond, de Laure Moulin et de bien d’autres personnalités, relance la campagne de souscriptions. Bernard Bermond ,à cette occasion, fait le point sur le projet en cours, la presse et l’ORTF sont présents : « Au nom du Comité d’érection du Mémorial Jean Moulin, placé sous le Haut Patronage de Monsieur le président de la République, nous vous remercions d’avoir répondu si nombreux à notre appel, et remercions plus particulièrement le Président Chenevier et la Fédération nationale des Forces Françaises Combattantes d’avoir organisé cette belle conférence de presse. En effet, l’évènement d’aujourd’hui marque une phase nouvelle de la campagne pour l’érection en Provence du Mémorial destiné à perpétuer la mémoire de celui qui fut le meilleur d’entre nous… Le projet que nous avons l’honneur de vous présenter s’élèvera approximativement à 350 000 francs. Outre les subventions traditionnelles que nous avons sollicitées, le financement de notre œuvre se poursuit aujourd’hui par une grande souscription nationale ouverte à tous. Et nous espérons, Mesdames et Messieurs, avec votre précieux concours, être assurés d’une grande diffusion… » [12].
Le Comité régional a aussi largement sollicité la représentation nationale, en particulier le gouvernement et le président de la République, très bienveillant vis-à-vis de l’initiative.
Quelques mois plus tard, le 29 décembre 1967, Marcel Galdin, écrit au préfet des Bouches-du-Rhône, préfet de Région, M. Laporte. Cette lettre permet de connaître l’état du financement, un an après le démarrage de la première souscription. On apprend que les ministères de l’Intérieur (Christian Fouchet accorde 30 000 F au début de mai 1968), des Affaires culturelles et des Anciens combattants ont participé au financement. Le coût total est estimé à 370 000 F. Un premier acompte de 100 000 F a été versé. Reste en trésorerie 82 000 F. Outre les départements de la Région PACA, on note la participation de ceux des Deux-Sèvres, de l’Eure-et-Loir, de l’Isère, de l’Ain, des Basses-Pyrénées, de l’Aisne, de l’Ariège, des Landes, du Loiret, du Pas-de-Calais, de la Nièvre, du Territoire-de-Belfort. Beaucoup de villes ont aussi envoyé des subventions, bien au-delà de la Provence, comme Toulouse, Paris… Des associations ont participé : Résistance Air (Colonel Romans-Petit) Amitiés de la Résistance, Résistance Police Marseille, Fédération Nationale FFC….
Peu à peu, les comités départementaux se créent et organisent la collecte des fonds. Laure Moulin, reçoit très régulièrement des dons souvent modestes, de personnes totalement inconnues qui, par ce geste, veulent témoigner de leur solidarité pour l’initiative[13].
A la pose de la première pierre par le ministre des Anciens combattants Henri Duvillard, le 21 avril 1968, le financement est en bonne voie, mais il n’est pas acquis. En septembre, les représentants du Comité sont de nouveau à Paris, pour recevoir des mains du Président Chenevier la somme recueillie par les divers comités créés depuis la dernière conférence de presse de mai 1967. A cette occasion, l’on parle d’une inauguration pour le mois de mai 1969, un très grand rassemblement de toutes les associations de la Résistance s’organisant au même moment. Les comités de la Manche, de Lorraine, d’Auvergne, du Finistère, d’Ile-et-Vilaine, du Calvados, du Tarn… ont apporté de larges contributions financières. Bernard Bermond parle d’un enthousiasme véritable : « De cet enthousiasme, je ne vous citerai qu’une preuve, qui m’apparaît pleine de signification et d’espoir. Une partie de cette collecte a été réunie grâce au concours des enfants des écoles qui se sont ainsi fait - auprès de leurs familles, et des amis et relations de leurs parents -, nos porte-parole ô combien efficaces ! Ces enfants ont appris à connaître et à aimer le Réunificateur de la Résistance ; à travers eux, et bien après notre départ, son souvenir restera et se transmettra, vivant, à la postérité » [14]. Chaque écolier de Provence avait en effet pu recevoir, avec l’appui du Rectorat, un petit bon de souscription qui expliquait la démarche entreprise : « Ecolier de Provence… souviens-toi ! Jean Moulin, fils de Provence, devenu préfet de la République, fut de ceux qui n’acceptèrent pas la défaite de leur pays et, dès 1940, engagèrent le combat clandestin pour hâter la libération. Chargé par le Général de Gaulle d’unifier et de rassembler tous les Résistants, c’est en Provence qu’il choisit de se faire parachuter, le 2 janvier 1942, pour commencer sa périlleuse mission. L’ayant achevée, il fut arrêtée par l’ennemi et mourut sous la torture, sans livrer aucun de ses secrets, lui qui les connaissait tous, tant il avait jusqu’au plus profond de son âme la passion de la France » [15]. Au recto, suivait une demande de participation de un franc.
Fin décembre 1968, il semble que 60 départements aient répondu favorablement à l’appel du Comité régional[16]. Au printemps de l’année suivante, le contexte politique du référendum empêche de Gaulle de s’impliquer directement dans l’inauguration du monument. Il propose à Maurice Schuman, ministre d’Etat chargé des Affaires sociales, de le représenter. Il refuse de faire la préface de la plaquette de présentation du monument, mais accepte l’idée d’une citation. Le 30 mai 1969, la statue arrive à Salon. Mais entre-temps, le 27 avril, les Français ont répondu non au référendum proposé par le chef de l’Etat. La cérémonie est alors reportée en septembre. En juillet, Marcel Courbier demande une augmentation de 15%, ce qui provoque l’émoi de tout le Comité[17]. Pour l’inauguration proprement dite, Bernard Bermond sera contraint, pour faire face, de demander d’autres subventions ministérielles, notamment 20 000 F du ministère des Anciens combattants.
Il aura donc fallu plus de quatre années pour donner corps à cette initiative. Quatre années pour rassembler les énergies et les fonds toujours plus importants, afin de réaliser le grand Mémorial de Salon. Comme pour Chartres, et ensuite pour Béziers, ce type de monument nécessite d’élargir les financements à des réseaux qui vont bien au-delà du local, avec un appui constant de l’Etat et par le biais des ministères, des préfectures et des collectivités, surtout des conseils généraux et mairies.
Pour le monument de Salon, la difficulté est aussi venue de l’ampleur du projet et des reports successifs d’inauguration. Les problèmes financiers ont été un souci constant pour les membres du Comité. Les entreprises ont été dispensées de payer des taxes sur le chiffre d’affaire induit par la construction du Mémorial, et le terrain fut offert pour le franc symbolique par EDF.
Le 28 mars 1973, le journal Minute déclenche une polémique sur les comptes de l’association. En réponse à ces attaques, à l’occasion des cérémonies de mai 1974, le comité rend publics ses comptes. C’est Edmond Avis qui est chargé de fournir les précisions attendues. Le mémorial a coûté près de 600 000 francs, soit près du double de la somme du départ. Le recensement des diverses collectes a nécessité 6 000 courriers divers et l’ensemble des dons collectifs ou particuliers se chiffre à plus de 3500 : « Tous les départements de France, sans exception, ont contribué à cet élan national, même si dans quelques cas, le montant des dons est minime et constitué par des envois de particuliers » [18]. Les Conseils généraux ont versé la somme de 91 850 F, les ministères, 102 000 F, les communes, 87 330 F, les écoles, 57 526 F, les comités locaux et régionaux, 120 768 F, les associations diverses, 34 063 F et les particuliers français, 46 480 F, 345 F venant de dons de particuliers étrangers. Le Conseil général des Bouches-du-Rhône a versé 37 500 F, soit plus du tiers de la somme rassemblée par les collectivités départementales. Dans ce même département, 313 écoles ont apporté un don de 31 940 F. Pour les autres comités départementaux du Comité régional, l’effort est nettement plus faible (en Corse, aucun don du conseil général), ce qui montre que, si l’on peut parler d’élargissement national pour le financement du mémorial, il y a quand même bien un fort ancrage local, lié à l’implantation dans les Bouches-du-Rhône des principaux membres du Comité et notamment de Bernard Bermond.
III. Un monument original
L’œuvre du sculpteur Marcel Courbier, qui effectue là son troisième monument dédié à Jean Moulin, est sans aucun doute la plus aboutie. Le monument de Salon est tout à fait original et ne ressemble à aucun autre.
Bernard Bermond racontait volontiers comment l’idée avait germé au cours d’un repas avec Marcel Courbier, au tout début de la mise en place du projet - le sculpteur lui proposant de mimer un parachutiste tombant du ciel et touchant presque le sol. Il s’agit bien de commémorer le parachutage de Jean Moulin en Provence, dans la nuit du 1er au 2 janvier 1942, en compagnie de Raymond Fassin et d’Hervé Monjaret.
La commission centrale des monuments commémoratifs refuse le premier projet, demandant la suppression des filins d’acier et le remplacement du socle, initialement prévu en béton bouchardé, par de la pierre ou du granit. Alors, le parachutiste, abandonnant ses filins, se redresse complètement, pour atteindre la taille de six mètres, ce qui devenait trop imposant pour la place Morgan[19]. L’implantation devait changer, même si Laure Moulin aurait, semble t-il, préféré une situation plus centrale. Il faut alors se mettre en quête d’un terrain qui réponde à plusieurs impératifs, dont celui de l’accessibilité par la route nationale, non loin de l’autoroute alors en construction, et dont le coût ne serait pas trop élevé. Le choix se porte sur le lieu actuel, même si l’on sait aujourd’hui qu’il est bien éloigné de l’endroit réel où fut parachuté Jean Moulin. La commission de Paris approuve le projet à l’unanimité au début d’octobre 1966.
L’œuvre est vraiment d’une grande pureté, d’un style très épuré : un bronze noir immense, les bras tendus vers le ciel, les poings serrés sur d’imaginaires sangles, les jambes fines et jointes, la tête légèrement inclinée vers le sol, tout contribue à magnifier l’homme, le clandestin tombé du ciel, juste quelques instants avant qu’il ne touche le sol de Provence. L’artiste a évolué dans son style. L’œuvre est incontestablement moins rigide et rompt avec le classicisme des deux monuments de Chartres et de Béziers, même si l’on retrouve le style simplifié du trait et du corps dénudé, des caractéristiques propres à l’auteur.
Le choix d’un bronze noir, beaucoup plus coûteux que l’acier, donne encore plus de noblesse à l’ensemble. Le parement de pierres blanches sur lequel il est fixé détache encore plus la statuaire. La vue sur la chaîne des Alpilles place le monument au sein d’un paysage magnifique, dominant la plaine de la Crau, sur les bords du canal de la Durance. Ce choix est donc très en rupture avec tous les monuments jusqu’ici inaugurés. L’avantage du site a aussi son inconvénient, c’est-à-dire son isolement.
L’inscription sur le monument a aussi beaucoup évolué. En mars 1966, Laure Moulin fait des propositions à Bernard Bermond. A l’origine il était prévu de faire une citation du discours d’André Malraux. Marcel Courbier a rencontré le ministre à cette occasion[20]. Laure Moulin accepte donc ce choix, mais propose aussi deux textes qui associent Jean Moulin aux autres martyrs de la Résistance : « A Jean Moulin, fils de Provence, Délégué général de la France libre, fondateur et président du Conseil national de la Résistance, à ses camarades du Combat clandestin mort,s comme lui, pour que vive la France » ou « A Jean Moulin, fils de Provence, chef de la Résistance intérieure, Héros et martyr, et à ceux qui sont morts comme lui pour que vive la France » . Elle soumet aussi une pensée relevée d’après elle, par son frère, sans doute aux fins de citation dans un de ses discours préfectoraux : « Pour remplir son destin, il faut d’abord y croire » [21]. Finalement, l’inscription choisie est encore plus sobre et tient surtout compte de l’immense effort financier demandé : « Hommage des soldats de l’ombre à l’Unificateur de la Résistance, érigé par souscription publique auprès des associations d’anciens combattants, de résistants, de déportés, avec le concours des autorités officielles et parmi les élèves des écoles de Provence. Ce mémorial a été officiellement inauguré par Monsieur Chaban-Delma,s Premier ministre, le 28 septembre 1969 en présence de Monsieur Henri Duvillard, ministre des AncienscCombattants et victimes de guerre, qui en avait posé la première pierre le 21 avril 1968 » .
Les fonderies Blanchet-Landowski de Bagnolet ont coulé le bronze d’un poids total de plus de 1,6 tonne. Il fut acheminé par les services du ministère des Armées[22] en mai 1969, pour une inauguration finalement retardée à septembre. La base aérienne de Salon entreposa la statue en attendant que les évènements (l’échec du référendum et le départ de de Gaulle) se calment.
L’originalité du Mémorial de Salon tient donc à la fois dans le choix du site, en dehors du tissu urbain, et dans sa thématique, qui n’en fait pas un monument de type funéraire.
[1] Lettres de Bernard Bermond du 24 janvier 2000 et du 5 février 2001, de Jules Sebastianelli, du 20 février 2001. Archives de Monsieur Bermond. Sans ce fonds d’archives important, il était impossible de retracer l’ampleur du travail, que le comité a mené pour arriver à la création du Mémorial.
[2] Lettre du 20 août 1965. Fonds Bernard Bermond, archives privées, Salon.
[3] Lettre du 29 août 1965. Fonds Bernard Bermond, archives privées, Salon.
[4] Lettre de Bernard Bermond à Laure Moulin du 24 septembre 1965. Fonds Bernard Bermond, archives privées, Salon.
[5] Lettre à André Malraux, du 28 octobre 1965. Fonds Bernard Bermond, archives privées.
[6] On trouve par ailleurs un trésorier général, des trésoriers adjoints, des auditeurs aux comptes, un archiviste et son adjoint, plus une suppléante, suivent ensuite deux délégués par département.
[7] Bernard Bermond a demandé ce patronage. Lettre du 31 mars 1966. Fonds Bernard Bermond, archives privées.
[8] Le 25 octobre 1966 Charles Tillon écrit à Bernard Bermond pour lui dire qu’il approuve le projet du mémorial. Fonds Bernard Bermond, archives privées.
[9] Lettre du 26 novembre 1966. Fonds Bernard Bermond, archives privées. Il donne son accord pour assurer le haut patronage du Comité en février et donne sa contribution personnelle en mars 1967.
[10] Lettre de Laure Moulin à Bernard Bermond, du 27 novembre 1965. Fonds Bernard Bermond, archives privées. On sait aussi que Madame Sasse est en relation avec le comité régional par l’intermédiaire de Madame Breugnon. Elle invite le comité à la première cérémonie au Panthéon le 17 juin 1967. Courrier du 25 mai 1967. Fonds Bernard Bermond, archives privées, Salon.
[11] Lettre de Marcel Galdin à Bernard Bermond du 30 janvier 1967. Archives privées Bernard Bermond, Salon.
[12] Extrait du discours de Bernard Bermond à Paris, le 18 mai 1967, en présence du représentant du président de la République, du ministre des Anciens combattants et de nombreux représentants de ministres, de parlementaires. Archives de Bernard Bermond, archives privées, Salon.
[13] On le sait par les courriers de remerciements qu’elle reçoit du président de la commission des finances du Comité régional, Edmond Avis.
[14] Discours de Bernard Bermond à Paris le 26 septembre 1968. Archives Bernard Bermond, archives privées, Salon.
[15] Archives de Bernard Bermond, archives privées, Salon.
[16] Lettre d’Edmond Avis, au Préfet de Vendée, le 27 décembre 1968. Archives de Bernard Bermond, archives privées, Salon.
[17] Le manque d’argent pousse aussi les comités à relancer les conseils généraux, les mairies, les préfectures, et entraîne quelques polémiques avec le sculpteur et les fondeurs – polémiques que désapprouve fortement Marcel Galdin dans une lettre envoyée le 6 janvier 1969 à Bernard Bermond. Archives de Bernard Bermond, archives privées, Salon.
[18] Journal le Provençal du 29 mai 1974. Fonds Bernard Bermond, archives privées, Salon.
[19] Le Préfet avait émis des réserves à la suite de l’avis de la commission. Il souhaite plus de précisions sur le projet et demande que le sculpteur s’aide d’un architecte qualifié pour bien mesurer toutes les implications dans le plan d’urbanisme de la place. Lettre du Préfet à Bernard Bermond du 3 mai 1966, archives Bernard Bermond, archives privées, Salon.
[20] Bernard Bermond écrit aussi au ministre pour lui faire-part de sa grande joie pour ce projet d’inscription et en profite pour lui demander son plein soutien pour la réalisation du monument. Lettre du 22 avril 1966, archives Bernard Bermond, archives privées, Salon.
[21] Lettre de Laure Moulin à Bernard Bermond, du 9 mars 1966, archives Bernard Bermond, archives privées, Salon.
[22] Demande faite par Bernard Bermond le 12 mai 1969, à Pierre Messmer. Archives Bernard Bermond, archives privées, Salon.
Le monument avant et après son dévoilement - photos famille Escoffier
I. Une cérémonie d’ampleur nationale
La cérémonie de Salon est d’une ampleur inégalée, si l’on considère la période 1964 -1981 . Il y eut en fait deux manifestations. Le 21 avril 1968, le ministre des Anciens combattants et victimes de la guerre, Henri Duvillard, en présence de nombreux représentants d’associations de résistants (par exemple Charles Tillon et Max Juvenal), du représentant de l’association du corps préfectoral et des hauts fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, vient poser la première pierre du monument. Cette présence rassure le Comité régional et son président Bernard Bermond. Dans son discours de bienvenue, celui-ci fait l’historique de la démarche :
« 3 décembre 1966 - 21 avril 1968… quelques mois ont suffi pour confirmer que le souvenir de Jean Moulin demeure toujours aussi vivace dans le cœur des Français. Notre appel du 3 décembre 1966, lancé au cours de la conférence de presse tenue à la préfecture des Bouches-du-Rhône, a trouvé un écho qui a rapidement débordé le cadre régional pour devenir une grande manifestation nationale. Après le Haut patronage de Monsieur le président de la République, votre présence ici, Monsieur le ministre, est un gage de l’intérêt que vous témoignez à notre Comité, à ces artisans de la réussite qui, dans un laps de temps très court, ont pu concrétiser cette idée généreuse de rendre à l’Unificateur de la Résistance l’hommage qui lui restait dû : celui des soldats de cette Armée de l’ombre dont il fut le chef… » . Il conclue en ces termes : « Jean Moulin n’est pas mort. Il continue à vivre, son message demeure ; nous aussi, nous ne savions pas qu’il était si simple de faire notre devoir » . Le ministre fait un discours assez court, en mettant en perspective l’hommage de Salon, et en n’oubliant pas de lier étroitement de Gaulle à Jean Moulin : « Après Béziers, où il vit le jour, après Chartres, où l’indomptable préfet de 1940 torturé pendant des heures tenta de se détruire plutôt que de signer un protocole infamant pour l’armée française, après le Pantheon, où il repose parmi les plus grands serviteurs de la nation, Salon-de-Provence a voulu ériger un monument à la gloire de Jean Moulin à quelques kilomètres du point de chute de sa première mission en France. Ainsi, ceux qui furent des soldats de la clandestinité, avec ces risques inouïs, rendront-ils eux aussi hommage à celui qui fut leur chef, à celui investi par le général de Gaulle de la difficile mission de réaliser l’unité d’action de tous les éléments qui résistaient à l’ennemi et qui effectivement la réalisa. » Le ministre, par la suite, rend hommage à Bernard Bermond, à la Fédération des Amicales de réseaux, au sculpteur, à Laure Moulin et salue l’unité des associations réalisée autour de ce projet : « en particulier, je tiens à saluer messieurs Raillard et Zélicourt, les représentants de ce corps préfectoral aux nobles traditions de service public dans lequel avait été formé Jean Moulin, et à exprimer ma gratitude à notre hôte monsieur Francou, maire de salon, qui veut bien nous accueillir en ce jour dans sa belle cité ». Il conclut classiquement sur le sens du sacrifice de Jean Moulin et de tous ceux qui comme lui, ont péri pour défendre « l’honneur » et la « liberté », pour que la France se trouve présente « à l’heure de la victoire des peuples libres » [23].
Pour l’inauguration elle-même, d’abord prévue en avril 1969, Maurice Schuman, ministre d’Etat chargé des affaires sociales, devait représenter de Gaulle[24]. Fin avril, Bernard Bermond remercie le ministre de présider la cérémonie mais, quelques jours plus tard, de Gaulle démissionne. La cérémonie est reportée en septembre. Le 2 juillet, la décision n’est pas encore prise et Bernard Bermond demande à Georges Pompidou si Maurice Schuman, qui a changé de ministère, présidera toujours la cérémonie[25]. Fin juillet, le Comité est fixé : c’est le Premier ministre en personne qui viendra. A la même période, de Gaulle refuse de participer à la cérémonie d’inauguration, s’interdisant toute manifestation publique[26]. En septembre, les comités départementaux réunis à Salon en assemblée extraordinaire, protestent contre les préparatifs de la cérémonie dont ils se sentent exclus : « … Sont particulièrement indignés et révoltés de constater avec quelle désinvolture il n’a été tenu aucun compte des suggestions ou propositions dans la mise en place du dispositif de la cérémonie, formulées par ceux qui demeurent les promoteurs du Mémorial » . Les comités souhaitent notamment que le président Bernard Bermond accueille seul, « comme il était prévu à l’origine, le Premier ministre Jacques Chaban-Delmas, au nom de tous les comités départementaux Jean Moulin ». Ces petits problèmes sont finalement vite aplanis. Les cérémonies peuvent commencer.
Le programme se déroule sur trois jours ! Le vendredi 26 septembre, la journée est dédiée aux divers congrès des associations de résistants, en autres, F.A.R.R.E.F.F.C.(FFC), F.N.A.R. Chaque association dispose d’une salle et de moyens de transport mis à disposition par le Comité. Puis à 16 heures, en mairie de Salon, les responsables de l’organisation des cérémonies se retrouvent. Une séance récréative au théâtre municipal, proposée en début de soirée, débute par le « Chant des partisans » .
Le lendemain, samedi 27 septembre, est plus chargé. Les cérémonies officielles démarrent. La matinée est consacrée à accueillir le train spécial venu de Paris et aux travaux des congressistes qui se poursuivent jusqu’au milieu de l’après-midi. Dans le même temps, transportée depuis le monument aux morts du Haut Fort Saint-Nicolas jusqu’à la mairie de Marseille, une flamme symbolique a été remise à Gaston Defferre, député-maire, qui l’a transmise à un ancien combattant. Ce dernier prend ensuite place sur un command-car précédé d’un véhicule du même type à bord duquel avait été placé le drapeau du Comité de coordination des associations d’anciens combattants et victimes de guerre des Bouches-du-Rhône. Accompagnés de trente motards de la gendarmerie, les deux véhicules, après avoir remonté la Canebière, prennent la direction d’Aix-en-Provence. Avant d’arriver au cimetière de Luynes, le cortège marque un arrêt devant la stèle élevée à la mémoire du maréchal de Lattre de Tassigny, au groupe d’habitations « Rhin-et-Danube », à la Mounine, sur le territoire de la commune de Bouc-Bel-Air. Dans ce cimetière de Luynes, reposent plus de 11 000 militaires tombés au cours des deux guerres mondiales. A midi, la flamme symbolique est remise à Henri Duvillard, qui embrase la vasque érigée près du cénotaphe. Arrivés quelques instants plus tôt, le ministre et les différentes personnalités s’étaient rendus à pied, entre deux haies de soldats porteurs de torches, jusqu’au promontoire où avait pris place un nombreux public. Après la sonnerie « Aux morts » , Henri Duvillard, après avoir salué les délégations de drapeaux, part pour Salon. A 17 heures, le ministre des Anciens combattants et victimes de la guerre arrive à la base aérienne de Salon où il est salué par les différentes personnalités venues l’accueillir. Après les honneurs militaires, la délégation se rend au monument aux morts de Salon, au pied duquel le ministre, le maire et Bernard Bermond déposent une gerbe. Puis Henri Duvillard est reçu à la maison des jeunes et de la culture. Les congressistes sont alors présents et le ministre prononce un premier discours, après l’accueil du maire de Salon et de Max Juvenal. A 19 h 30, Laure Moulin, le président du Comité du mémorial Jean-Moulin, les présidents des comités départementaux accueillent les participants au bivouac sous le chapiteau, pour le repas « popote ». L’ensemble des invités est convié à la veillée du souvenir. A partir de 20 h 15 : mise en place du service d’ordre, des congressistes, des associations d’anciens combattants et de leurs drapeaux ; accès à deux podiums aux personnalités et présidents et membres des associations de la Résistance. Un autre podium est en accès libre pour les autres invités. A 22 heures, la musique de la 4e R.A. se met en place, ainsi que les porteurs de torches. Le monument est illuminé, une draperie tricolore le recouvre. Un quart d’heure plus tard, le ministre arrive. La sonnerie « Aux Champs » retentit, puis le refrain de l’hymne national. Henri Duvillard se place devant le Mémorial, aux sons des modulations de l’indicatif de Londres. A 22 h 30, la flamme arrive, depuis le cimetière national de Luynes, portée par un ancien combattant désigné par le Comité de coordination des associations d’anciens combattants des Bouches-du-Rhône. La flamme est remise au maire de Salon, qui la transmet au président du Comité du Mémorial. Le ministre, entouré de Laure Moulin, d’Hervé Monjaret, du Préfet, du Général commandant la 7ème région militaire, du vice-amiral Scitivaux de Greische, du Préfet maritime de la 3ème région, face au monument, la reçoit à son tour et allume la vasque placée au pied du monument. A ce moment retentit le « Chant des partisans » et trois projecteurs de D.C.A., placés sur la colline derrière le Mémorial, s'allument. Ils projettent dans le ciel un faisceau tricolore. Dans un recueillement général, l’ensemble des participants fixe le point indiqué par les projecteurs, qui correspond approximativement au point de chute supposé du parachutage de Jean Moulin. Enfin, les faisceaux des projecteurs se rejoignent dans le ciel pour former une voûte étoilée tandis que retentit l’hymne national. A 22 h 45, le ministre repart. La garde d’honneur va commencer la veillée. Des compagnons de la Libération lui succèdent. Jusqu’à minuit, les relèves s’effectuent tous les quarts d’heure et, au début de chaque tour de veillée, la musique de la 4e R.A. joue une marche militaire. La musique militaire se retire ensuite, après un dernier hymne national, mais la veillée continue toute la nuit, jusqu’à l’aube. Un texte est lu pendant la veillée, par René Guichet, secrétaire général du Comité national du 25ème anniversaire des deux débarquements et de la Libération nationale. Après avoir évoqué les cérémonies organisées pour le 25ème anniversaire, il rappelle le sens de cet hommage, veillée « d’une famille… et quelle famille ! Celle de la Résistance ! » , pour célébrer un héros, qui fut avant tout l’homme de confiance du général de Gaulle. Le sacrifice et les souffrances de Jean Moulin sont alors évoqués, pour terminer sur l’exemple que la Résistance a donné : « Soyons fiers, amis de la Résistance, nous avons vécu une période enthousiasmante, nous avons vécu une vie d’homme, nous avons pu donner une part de nous pour la France et pour l’honneur. Dans un même cœur, tous retrouvés, pensons chacun de nous, en particulier, à celui, à celle, à ceux de nos compagnons perdus pendant le voyage. Faisons-les tous revivre en nous, à jamais, dans nos cœurs. « Ce n’est qu’un au revoir mes frères » » .
La troisième journée, le dimanche 28 septembre, est consacrée entièrement à l’inauguration proprement dite. L’accueil sur le site commence à 9h30 : accès aux différents podiums pour les invités, placement du public derrière les barrières et mise en place des enfants des écoles. Quelques minutes plus tard, arrivée de la compagnie de l’armée de l’Air, puis des drapeaux des anciens combattants de la région, précédés de la musique des anciens combattants de la Police nationale et des drapeaux des associations nationales. Pendant ce temps, le Premier ministre arrive à la base aérienne de Salon, où il reçoit les honneurs militaires.
A 10 h 30, il est au Mémorial, entouré du ministre des Anciens combattants et victimes de la guerre, de deux secrétaires d’Etat, MM. Joseph Comiti et Jacques Baumel, et de l’ensemble des personnalités. Le cortège salue le drapeau, l’hymne national retentit une première fois. Le Premier ministre passe alors les troupes en revue au son de la « marche consulaire » , pendant que les autres personnalités rejoignent l’emplacement prévu près du Mémorial, recouvert d’une immense draperie tricolore. Laure Moulin, Hervé Monjaret et un élève des écoles de Provence, Thierry Hérault, de Montpellier, choisi au hasard dans la foule, sont ensemble, au pied du monument. Jacques Chaban-Delmas se place alors devant celui-ci. Le cordon qui retient la draperie passe successivement dans leurs mains et le Premier ministre, assisté de l’élève, dévoile le Mémorial, pendant que la musique fait entendre la modulation de l’indicatif de Radio-Londres. Le « Chant des partisans » retentit tandis que les drapeaux s’inclinent.
Une patrouille aérienne de neuf « Fouga magister » passe dans le ciel. Puis le Premier ministre prononce son discours, terminé par l’hymne national. Après son allocution, Jacques Chaban-Delmas salue longuement les porte-drapeau des associations d’anciens combattants de résistants et de déportés. Les drapeaux défilent et s’inclinent devant le Mémorial. Le cortège, après avoir été reçu en mairie, part pour le banquet de fin de cérémonie, symboliquement place Morgan, sous un grand chapiteau. Seul Bernard Bermond est amené à prendre la parole. A la mairie, le maire remet la médaille de la villeau Premier ministre et une statuette souvenir, réduction fidèle de la statue de Marcel Courbier. En tout début d’après-midi, le Premier ministre et le ministre des Anciens combattants et victimes de la guerre, quittent Salon.
Ainsi s’achèvent trois jours de cérémonie.
II. Une tonalité gaullienne
Quels sont les éléments essentiels qui se dégagent de ces cérémonies ? Le premier est leur caractère très officiel. Après le départ du général de Gaulle et une campagne présidentielle agitée, le gouvernement tient de toute évidence à marquer de son empreinte cette cérémonie. La présence du Premier ministre, accompagné de son ministre des Anciens combattants et victimes de guerre et de deux secrétaires d’Etat est significative en soi. Il faut ajouter que plusieurs ministres n’ont pu faire le déplacement et s’en excusent auprès du président du Comité du Mémorial : le ministre de l’Intérieur, André Bord, le ministre d’Etat chargé des Affaires culturelles, Edmond Michelet[27], et la secrétaire d’Etat à la santé publique. La mémoire d’Etat est donc très présente pour l’inauguration du Mémorial.
La deuxième caractéristique est incontestablement l’ampleur de cette cérémonie et sa réussite indéniable. Réussite publique, puisque tous les journaux de l’époque attestent de la présence de plus de 10 000 personnes le dimanche pour assister à l’inauguration. Le banquet rassemble 1 600 convives. Avec près d’une heure de direct avec l’ORTF, la cérémonie a un impact non négligeable auprès du public. Les journaux rendent largement compte de ces journées en terme souvent très élogieux. Bernard Bermond reçoit de nombreux courriers de félicitations. Le Directeur de l’architecture du ministère des Affaires culturelles, qui n’avait pu se rendre à Salon, lui écrit en ces termes : « Ce que j’ai pu en voir à la télévision me le fait regretter plus encore. Vous devez être satisfait d’avoir si bien organisé cette très grande et émouvante cérémonie »[28]. L’association « Rhin et Danube » fait de même[29]. Robert Cousin, qui a beaucoup œuvré au début du projet, préfet mis à pied, n’a pu se rendre aux cérémonies et a suivi les cérémonies à la télévision, « le cœur serré »[30].
Troisième élément, la volonté affichée de rassemblement, à la fois de la Résistance et des diverses composantes politiques, autour de la personne de Jean Moulin. Ce ne sera pas le cas pour les cérémonies de 1973 et 1978. On compte plus de 34 comités départementaux, ayant œuvré à la réalisation du monument. Plus de 400 associations diverses de résistants et de déportés sont présentes, soit au moment des congrès, soit le dimanche 28 septembre. La liste des invités présents, couvre une colonne entière du journal le Régional des Bouche- du- Rhône : « Plusieurs membres du Conseil national de la Résistance étaient là : MM. Georges Bidault, qui fut après la mort de Jean Moulin le président du CNR ; Eugène Claudius-Petit, Jean-Pierre Lévy, Pascal Copeau. Autour de M. Muracciole, secrétaire général de l’Ordre de la Libération, trente-deux Compagnons de la Libération parmi lesquels le général Valin, ancien commandant en chef des Forces aériennes françaises libres (F.A.F.L.), et l’amiral Scitiveaux de Greische. On reconnaissait ensuite : Mme Geneviève Anthonioz -de Gaulle, nièce de l’ancien chef de la France libre; MM. Marcel Paul et Pierre Cot, anciens ministres (ce dernier était un ami personnel de Jean Moulin); Gaston Defferre, député-maire de Marseille; René Cassin, président honoraire du Conseil d’Etat, prix Nobel de la Paix; le dernier survivant du Conseil national de l’Empire, le général Vézinet, ancien de la 2ème D.B.; Yvon Morandat, ancien ministre; et MM. Mestre, chargé de mission auprès du Premier ministre, Hivernaud, chef de cabinet du ministre des Anciens combattants et victimes de guerre, Guichet, Silvy, Baillyet Boussel, chargés de mission auprès du même ministre »[31]. Outre ces personnalités, on note la présence du docteur Dugoujon, de Jean Marin, président directeur général de l’Agence France Presse, de Maurice Dejean, ambassadeur de France, de Jacques Bounin, ancien commissaire de la République, de M. Boursicot, président de l’aéroport de Paris et, bien entendu, la famille et les amis de Jean Moulin, Antoinette Sasse, M. et Mme Dubois, Melle Suzanne Escoffier, Henri Escoffier et sa famille. Une délégation importante de préfets, dont le président de l’association du corps préfectoral, M. Chapel, marque son soutien à l’hommage rendu à l’ancien préfet Jean Moulin. Enfin, de nombreux parlementaires, conseillers généraux, maires, représentants des autorités religieuses (un service religieux œcuménique a été donné) et de l’Education nationale… font partie des personnalités invitées et présentes.
Autre élément, déjà observé lors des grandes cérémonies de Béziers ou de Chartres par exemple, le caractère funéraire et républicain de ces journées. Les rites sont bien établis : passage au monument aux morts, dépôt de gerbes, visite du cimetière de Luynes, accueil en mairie (plusieurs fois), hommages des drapeaux, sonnerie « Aux morts », l’hymne national, l’armée qui rend hommage… Mais ici, comme pour le Panthéon, ces rites sont encore plus marqués qu’ailleurs. On veille le monument toute la nuit, comme on veillerait un mort. La flamme transportée très solennellement, faisant halte sur les lieux essentiels rappelant les sacrifices passés que l’on ne doit pas oublier, accentue encore cet aspect. La vasque illuminant le monument contribue au même effet. Le drapeau, symboliquement, passe de mains en mains, avant que le monument ne soit dévoilé. Un enfant, représentant tous les enfants de France, puisqu’il est choisi au hasard, est le garant de la mémoire et tient une place centrale aux côtés du Premier ministre pendant toute la cérémonie. La veille, le ministre avait fait une intervention à la maison des jeunes et de la culture. L’hymne national retentit à de nombreuses reprises. La présence de l’armée est forte, au sol et dans les airs. Hommage donc au mort Jean Moulin, mais aussi aux morts des deux guerres, comme en témoigne la volonté de marquage des lieux essentiels du souvenir autour de Marseille et Salon-de-Provence.
Si les anciens combattants, résistantset, déportés ne sont pas appelés à prendre la parole au monument, ils sont pleinement intégrés aux diverses journées. C’est bien la famille « résistante » qui témoigne de son sacrifice et de son engagement, au travers de l’hommage rendu à Jean Moulin: présence très forte des associations, avec drapeaux, au cœur même de la journée d’inauguration; c’est à un ancien combattant qu’est confiée la flamme; ils sont les porte-flambeau et assurent les tours de garde; hommage appuyé du Premier ministre qui salue longuement les divers porte-drapeaux ; présence d’une très importante délégation de Compagnons de la Libération, des anciens du CNR…; et l’ensemble de la première journée consacré aux différents congrès.
Dernier élément essentiel, la tonalité très gaullienne de l’ensemble, qui montre des liens indéniables avec la cérémonie au Panthéon.
D’abord, dans l’organisation de la cérémonie elle-même: une montée en puissance et en émotion, calculée, entre la première et la dernière journée; le 26 septembre est consacré uniquement aux congressistes; le 27, la cérémonie combine très savamment temps forts animés par les résistants ou par le ministre des Anciens combattants et victimes de guerre ; le 28, c’est le Premier ministre qui est bien au cœur de la cérémonie. Il est notamment seul à prendre la parole au Mémorial, même si son discours n’a pas le même retentissement que celui de Malraux.
Dans sa symbolique aussi, l’inauguration de Salon ressemble au Panthéon : rite funéraire et républicain très marqué ; veillée et présence du gouvernement, même si le Président de la République est absent.
Dans sa thématique et son sens: hommage des résistants, de la Nation tout entière à son héros; liens constants entre Jean Moulin et de Gaulle, assurés par la tonalité des discours, par la présence de Jacques Chaban-Delmas - aux côtés de de Gaulle pendant la guerre - et de nombreux Compagnons de la Libération; par le choix, à plusieurs reprises, de l’indicatif de Radio-Londres et par l’acte commémoré, le parachutage de Jean Moulin, qui fait de lui le Délégué de de Gaulle, missionné par lui pour rassembler les mouvements de Résistance…
Et enfin, bien entendu dans une moindre mesure, par le retentissement de cette cérémonie et sa contribution au souvenir de Jean Moulin: passage d’une heure en direct à la télévision, et inauguration de nombreux lieux du souvenir après ces journées.
Incontestablement, malgré l’incertitude politique du moment, le départ du général de Gaulle et le report nécessaire de la cérémonie, ces journées sont un temps fort dans la construction de la mémoire de Jean Moulin après 1964.
[23] Discours d’Henri Duvillard, le 21 avril 1968. Archives de Bernard Bermond, archives privées, Salon.
[24] Lettre de Xavier de La Chevalerie à Bernard Bermond, le 15 avril 1969. Archives Bernard Bermond, archives privées, Salon. Sur cette plaquette, en première de couverture on trouve la photographie de Moulin prise avant guerre par Marcel Bernard, puis un mot de Georges Pompidou, nouveau président de la République, une citation de de Gaulle, des textes de Jacques Chaban-Delmas, de Henri Duvillard et de Laure Moulin.
[25] Lettre de Bernard Bermond à Georges Pompidou, du 2 juillet 1969. Archives Bernard Bermond, archives privées, Salon.
[26] Courrier du 31 juillet 1969 en réponse à une invitation de Bernard Bermond. On se souvient que pour des raisons identiques, de Gaulle avait refusé de participer à la journée de commémoration d’octobre 1946 à Béziers.
[27] Lettre à Bernard Bermond du ministre qui était ce jour là à Rome en déplacement, et qui lui écrit: « Je tiens à vous féliciter et à vous remercier de l’hommage mérité que vous avez rendu à Jean Moulin. » Octobre 1969, archives Bernard Bermond, archives privées, Salon.
[28] Lettre adressée à Bernard Bermond, début octobre 1969, archives Bernard Bermond, archives privées, Salon.
[29] Lettre à Bernard Bermond, 29 septembre 1969, département des Bouches-du-Rhône : «… caractère exceptionnel de « grandeur » que les cérémonies ont revêtu…». Archives Bernard Bermond, archives privées, Salon.
[30] Lettre à Bernard Bermond, début novembre 1969. Archives Bernard Bermond, archives privées, Salon.
[31] Le Régional des Bouches- du-Rhône, 3 octobre 1969. Ces informations sont recoupées par d’autres journaux, Le Méridional, La France du 29 septembre, Le Provençal du 29 septembre. Et l’opuscule « Dialogues… », du ministère des Anciens Combattants, du 8 janvier 1970. Fonds Bernard Bermond, archives privées, Salon.
I. Tous les 27 mai
Salon-de-Provence devient, dès sa création, un haut-lieu de mémoire, à la fois pour Jean Moulin, mais aussi pour la Résistance. Les cérémonies se déroulent annuellement le 27 mai, jour anniversaire de la première réunion du Conseil national de la Résistance et non pas du jour du parachutage. En fait, il n’y a pas changement de sens du monument ; pour les membres du Comité, Jean Moulin parachuté a pour mission de rassembler la Résistance. Il y a donc bien un lien de conséquence direct entre le parachutage et la première réunion du C.N.R. Du même coup, la cérémonie n’est pas seulement dédiée à Jean Moulin mais à toute la Résistance. Parallèlement, chaque année, l’association des « Amis de Jean Moulin », organise au départ de Bordeaux un voyage pédagogique autour du thème du parachutage de Jean Moulin. Si, pour le premier voyage, la date est strictement respectée (début janvier), par la suite (quand ?), l’association choisit la même date de commémoration que pour le Mémorial. Pour mieux faire connaître le monument, le Comité a demandé le fléchage à partir de l’autoroute au début des années 1970. Le tunnel sous laroute qui mène au site mémoriel, a posé des problèmes d’entretien, comme en a témoigné Maurice Agulhon, lors d’une visite[32]. En effet, en 1970, Bernard Bermond demande au ministre de l’Equipement, Albin Chalandon, la fermeture du tunnel, les visiteurs, nombreux, polluent le lieu[33]. En 1975, une plainte est déposée par le Comité à cause de la prostitution sur le site. La cession du monument à la ville de Salon a eu lieu le 22 octobre 1987. Par contre, pour « le Chemin de la Liberté » (mis en place le 19 juin 1978), on ne peut pas vraiment évaluer son incidence sur la construction du souvenir. Son itinéraire, assez artificiel, supposé retracer le chemin parcouru, après le parachutage, par Jean Moulin et ses deux compagnons, n’incite pas vraiment à le parcourir. A part le Mémorial, d’autres lieux paraissent peu commémorés, comme le bastidon de Jean Moulin à Eygalières, « La Lèque », ou le cimetière de Saint-Andiol.
II. Un lieu où l’on se rassemble lorsque la mémoire est menacée
Dans les années 1970, la mémoire résistante se veut plus militante. Elle se sent menacée à la fois parce que ses membres disparaissent progressivement - et donc se pose la question de la transmission de cette histoire - mais aussi par des signes inquiétants pour elle, venant notamment de la mémoire d’Etat. Dans ces années 1970, on fait moins confiance à ceux qui gouvernent qu’à la génération précédente. Deux indicateurs révèlent ce fléchissement de la part de l’Etat, l’affaire Klaus Barbie et la grâce de Paul Touvier. Klaus Barbie, dont on a retrouvé la trace depuis 1970, n’est pas encore extradé et l’on sent le gouvernement fort réservé sur ce point. A ce contexte, s’ajoute la grâce de Touvier, proposée par Georges Pompidou, qui déclenche une campagne de presse exceptionnelle. Pour défendre la mémoire résistante, on se rassemble sur des lieux symboliques et l’on rappelle le souvenir de quelques figures de la Résistance, en premier lieu Jean Moulin. Dans tous les journaux, la photographie de Jean Moulin en chapeau mou et écharpe fait rempart contre la grâce de Touvier et pour demander l’extradition de Barbie. Ce qui avait déjà été le cas au moment de la panthéonisation. Une cérémonie est organisée et, bien entendu, on retrouve la même ferveur mobilisatrice pour condamner la grâce accordée à Touvier et réclamer l’extradition de Barbie, le 22 octobre 1972, autour du Mémorial de Salon.
Les grandes cérémonies nationales de 1983 ou 1993, voire 1999 (années anniversaire) sont aussi l’occasion de grands rassemblements régionaux autour du Mémorial de Salon. Elles sont le plus souvent des rassemblements unanimes. Je n’ai trouvé qu’une polémique à propose des cérémonies de 1973.
III. Des enjeux de mémoire autour du mémorial
Contrairement à la cérémonie inaugurale de 1969 à Salon, celle que tente de mettre en place le Comité régional du Mémorial suscite rapidement beaucoup de défiance. Examinons les arguments avancés par ceux qui refusent de venir à Salon. Georges Bidault souligne le caractère politique de la manifestation : « Il s’agit d’une manifestation du régime pour donner à M. Pierre Messmer l’occasion de rattraper la longueur de retard qu’il a sur Chaban-Delmas »[34]. Dans un courrier envoyé à Bernard Bermond, Georges Bidault est encore plus explicite. Il motive son refus par plusieurs arguments : ses doutes sur la possibilité de se dégager à cette date; son différend avec André Bord (« Pour le cas où vous l’ignoreriez, Monsieur Bord s’est efforcé de me faire affront un jour que je m’étais rendu, en des circonstances analogues, à Strasbourg »); ses inquiétudes sur l’authenticité de « l’ancien » du C.N.R. qui doit lire la liste des morts du C.N.R. (« Quel est cet ancien ? Quelle est cette liste ? Vous n’êtes pas obligé, à Salon-de-Provence, de savoir que depuis 1944, la liste des membres du CNR, se recrute principalement par voie d’usurpation. Je ne veux pas douter que l’« ancien » ne soit un ancien authentique. Il serait fâcheux qu’un combattant de Bir-Hakeim comme Pierre Messmer eût à congratuler un ancien qui n’en serait pas un »); ses questions sur les membres du C.N.R. qui seront présents (« Je vois par ailleurs que les membres du CNR présents à Salon recevront des mains du sénateur-maire des médailles d’argent. Je ne saurais vous dissimuler que ma curiosité est très vive en ce qui concerne les membres dont il s’agit »)[35]. Nous n’avons malheureusement pas la teneur de la réponse faite par Bernard Bermond à Georges Bidault. Il dut se montrer convaincant puisque M. Bidault finalement à Salon. Il semble pourtant que le ministre ait exigé le discours de Georges Bidault avant la cérémonie.
Autres réticences, celles exprimées par Claude Bourdet qui écrit aussi à Laure Moulin : « Il y a une tentative d’annexion de Jean Moulin aussi désagréable que celle apparue parfois de l’autre côté »[36]. Il préfère la cérémonie de la rue du Four, plus appropriée pour commémorer ce moment. Il donne aussi les explications de son refus à Bernard Bermond. Il répond à un courrier (certainement type) envoyé par le président du Comité régional du Mémorial à tous les membres recensés du C.N.R. La teneur de cette réponse est très vive. Elle montre les ressentiments d’un homme vis-à-vis du pouvoir en place et donne une idée du regard qu’il porte sur la Résistance alors qu’il n’a pas encore écrit son témoignage[37]. Après de brefs remerciements pour l’invitation, il expose sa conception du C.N.R. dont on vient de commémorer l’anniversaire : « Voyez-vous, la création du C.N.R. n’avait au fond rien de « gouvernemental »; c’était une idée personnelle de Jean Moulin, et si cette création était évidemment liée à la France libre, elle avait finalement reçu l’accord, après certaines difficultés, de la totalité de la Résistance française et en particulier de la Résistance de gauche - qui l’admettait encore plus facilement que les éléments plus à droite de cette même Résistance. A l’époque, d’ailleurs, la France libre était liée à l’ensemble de la gauche française et récusée par la quasi-totalité de la bourgeoisie, à part un tout petit nombre d’éléments patriotes ».
Pour Claude Bourdet, le pouvoir en place n’est pas représentatif des valeurs incarnées par la Résistance: « Aujourd’hui, la situation est radicalement différente. Le régime est un régime d’extrême droite, représentatif des éléments les plus puissants de la bourgeoisie française et de ces mêmes couches sociales qui ont fait Vichy. Qu’un certain nombre de nos anciens camarades y participent ou servent de porte-drapeaux n’y change rien ». C’est pourquoi il faut, selon lui, refuser la mainmise de ce gouvernement sur cette manifestation : « Si l’on voulait par conséquent rester dans la tradition de Jean Moulin et du C.N.R., il fallait absolument, sans exclure le gouvernement bien entendu, ni les éléments de droite de la Résistance et de la France libre, éviter qu’ils en fassent leur affaire, éviter qu’ils marquent lourdement la cérémonie de leur griffe ». C’est pourtant, pour Claude Bourdet, ce qui s’est produit. Il aurait donc fallu contacter longtemps à l’avance les anciens membres du C.N.R., les associer pleinement à l’organisation, ce qui n’a pas été le cas. Rien ne trouve grâce à ses yeux, ni le caractère « absurdement officiel », ni le « côté revue militaire », ni le titre donné de « 30ème anniversaire du Conseil National de la Résistance » qui « frise l’escroquerie morale ». Il fait alors le parallèle avec la cérémonie du Panthéon : «Il y aura le 17 juin au Panthéon une commémoration très discrète et très silencieuse de Jean Moulin par ses véritables amis, par ceux qui l’ont vraiment connu : s’il y a des membres du gouvernement, ils seront là comme d’anciens résistants, s’ils le sont, ou simplement comme des invités. Je crois que ce sera mieux et plus digne ». Claude Bourdet conclut en revenant sur son refus : « J’imagine bien que vous n’êtes pas responsable de cette situation et que l’on vous a embarqué dans une opération de propagande où le pouvoir actuel, avec son manque de vergogne habituel, a utilisé un mort qui était politiquement assez loin de lui (puisque Jean Moulin était un Républicain de gauche et un franc-maçon) et le souvenir d’un organisme, le C.N.R., dont l’esprit était parfaitement étranger à l’esprit du régime actuel ».
A la lecture de ce pamphlet contre le pouvoir, on imagine ce que pouvait être l’état d’esprit de cette mémoire résistante de gauche non communiste, animée par une passion antigaulliste. Bernard Bermond a pu, quant à lui, être surpris par la teneur du courrier. Il lui répond trois semaines plus tard[38]. Après l’avoir remercié pour les termes de sa lettre « empreints de franchise et de loyauté », il en vient au vif du sujet, la teneur non gouvernementale de cette cérémonie de mai. Si le gouvernement a été « convié » (ce n’est donc pas lui qui organise), c’est pour donner un caractère « solennel » à ce rassemblement, « tant il est vrai que pour nous, la présence du gouvernement était le symbole de l’hommage que la Nation tout entière, à travers ses représentants, se devait de rendre à Jean Moulin et aux membres du C.N.R. qui furent ses compagnons dévoués ». Et il ajoute, quelques lignes plus loin, qu’ils n’ont pas voulu faire du trentième anniversaire, une opération « gouvernementale », mais au contraire honorer la mémoire de celui qui eut l’idée de créer le C.N.R. Et, pour appuyer cette affirmation, il présente son Comité, composé de 1/3 de communistes, 1/3 de socialistes et 1/3 d’
« indépendants », dernière catégorie, bien vague, dans laquelle il se range certainement… Il regrette donc ce malentendu, car « Rien n’a été fait, dans le cadre du Mémorial, sans l’assentiment de Mademoiselle Laure Moulin, pas même l’érection du monument et son inauguration ». La sœur du héros disparu sert ainsi de caution morale, en tant que gardienne de sa mémoire.
Dans un deuxième temps, il explique à Claude Bourdet toute la difficulté qu’il a eu à retrouver la trace des anciens du C.N.R., s’adressant à Pierre Villon pour en avoir la liste complète, puis à Louis Saillant et enfin à Pierre Meunier - qui put lui répondre, regrettant qu’il n’y ait pas une association des anciens du C.N.R.
En conclusion, Bernard Bermond tient à préciser, en prenant beaucoup d’égards, que Jean Moulin, « bien que fils de « vénérable », n’a pas appartenu à la franc-maçonnerie ».
Claude Bourdet reçoit ce courrier, et adresse sa réponse cette fois très rapidement[39]. Le ton est alors plus modéré. Il remercie Bernard Bermond pour sa « gentille lettre », tout en réitérant son opposition à une récupération gouvernementale de ce type de manifestation : « Je n’ai pas pensé que vous aviez voulu faire de cette commémoration une cérémonie gouvernementale. Mais ce que vous n’avez peut-être pas bien vu de Marseille, Salon et Montpellier, c’est que le gouvernement, lui, allait nécessairement s’en emparer pour l’utiliser politiquement : il suffisait de regarder le programme pour constater qu’il y avait réussi ». En fait, pour lui, il y a eu « une erreur de chronologie ». Il aurait selon lui fallu contacter d’abord les anciens du C.N.R., « une douzaine de survivants »( c’est pourquoi, précise-t-il, il n’y a pas d’association) : les membres du secrétariat du C.N.R., les adjoints de Moulin « comme de Graeff et Antoinette Saxe » (sic), ses successeurs, comme Claude Bouchinet-Serreulles; puis ajouter à cette liste « les chefs des Mouvements non-membres du C.N.R. comme Philippe Viannay (Défense de la France) et un ou deux autres, et les responsables des principaux réseaux, encore que ceux-ci n’aient pas été liés au CNR et compléter par des délégués de quelques grandes associations de Résistants ». Ainsi, pour Claude Bourdet, « Un tel comité, qui aurait pu se réunir à Paris, aurait eu toute l’autorité nécessaire pour traiter en votre nom avec le gouvernement de sa participation possible, mais nécessairement limitée et modeste. Et je crois que nous aurions précisément fait l’unanimité politique parmi les anciens du C.N.R. et les autres chefs de la Résistance ». Cette conception, trente ans après la guerre, des personnalités « incontournables » pour commémorer le C.N.R., trahit sa propre conception de cet organisme : des responsables de mouvements d’abord, et surtout pas les partis politiques!
Quelle est la vision, cette fois, des communistes, anciens membres du C.N.R. ? Nous avons par chance, les courriers de Pierre Villon et d’Auguste Gillot. En tant que « membre fondateur » du C.N.R., le premier répond à l’invitation que lui a adressée Bernard Bermond[40]. Il la refuse catégoriquement, pour les mêmes raisons que Claude Bourdet : « J’apprends, en effet, que vous avez fait de votre cérémonie une manifestation gouvernementale en y invitant comme seul orateur le Premier ministre, Monsieur Messmer. Or, le fait que ce gouvernement ne tient pas compte de la loi n° 64.1326 sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre votée à l’unanimité par le Parlement français le 26.12.64., permet au chef milicien Touvier et à d’autres traîtres, de jouir de la liberté et de retrouver leurs biens, et le fait que ce gouvernement ne s’efforce manifestement pas avec beaucoup de vigueur d’obtenir l’extradition du chef de la gestapo Barbie, assassin de Jean Moulin, ne me semble pas lui donner une compétence particulière pour commémorer l’union de la Résistance réalisée autour de Jean Moulin le 27 mai 1943. » Tout y est ! Il ajoute qu’il préfère donc se rendre à la cérémonie rue du Four.
Cette lettre ne reste pas sans réponse. Bernard Bermond, qui n’a pas encore reçu la position de Claude Bourdet, avance plusieurs arguments : non la cérémonie n’est pas gouvernementale puisqu’elle est placée sous l’égide du C.N.R.; M. Messmer n’est pas le seul à prendre la parole; le Comité du Mémorial est composé de toutes les tendances politiques, donc la mémoire de Jean Moulin ne sert pas à des fins politiques; une manifestation a eu lieu à Salon pour condamner à la fois Paul Touvier et Klaus Barbie et plus de quatre cents personnes étaient présentes[41]. Il ajoute, ce qui est particulièrement intéressant, « Au moment où M. Frenay condamne le C.N.R. et accuse Jean Moulin d’être crypto-communiste, il est important que tous ceux qui ont participé à cette glorieuse épopée se retrouvent unis dans le même esprit, et c’est pour cette raison que mon Comité et moi-même serions heureux de votre présence à nos côtés ce jour là » [42].La correspondance avec celui qui était alors député de l’Allier s’arrête, semble-t-il, là.
Auguste Gillot, maire de Saint-Denis, signant en tant que « représentant du Parti communiste Français au Conseil national de la Résistance sous l’occupation allemande » , rejoint son camarade de parti[43]. Il regrette « d’être placé (…) devant le fait accompli, car associer les membres du C.N.R. à cette cérémonie supposait leur consultation préalable, ce qui eut été plus correct que d’annoncer leur présence, sans leur assentiment, comme si tout était réglé en commun » . Ce n’est pas, pour Auguste Gillot, ainsi que l’on doit rendre hommage à Jean Moulin, « grand patriote qui rejeta toute division et fut un unificateur de la résistance » . Il avance deux arguments pour justifier son refus de participer à cette cérémonie. Le premier repose sur sa fidélité au programme du C.N.R., qui stipule « l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie, le retour à la Nation des grands moyens de production monopolisés » , ce qui, pour lui, n’est pas le cas, puisque « la haute finance fait de plus en plus peser son joug sur le pays au détriment de l’intérêt national » . Le second fait référence aux affaires en cours, qui scandalise le monde résistant, car « rendre hommage à Jean Moulin, c’est aussi être fidèle à la Résistance unie qui exige que Klaus Barbie, son bourreau, soit ramené sur les lieux de ses crimes et que soit annulée la grâce accordée au chef milicien de Lyon, Paul Touvier » . Il conclut sur sa fidélité « à la mémoire du grand héros national que fut Jean Moulin, exemple du patriotisme le plus pur et le plus élevé auquel je tiens à rendre ici l’hommage particulier qui lui est dû » [44].
Ces quelques échanges de courrier sur les motivations des refus d’assister à la cérémonie du 30ème anniversaire de la première réunion du C.N.R. permettent donc de comprendre l’état d’esprit d’une composante des mémoires de groupes de la Résistance. A aucun moment, la commémoration de Jean Moulin n’est contestée, son statut de héros est intégré complètement. Pour tous, il est un exemple. D’où le rejet, dans un moment de fortes tensions, de ce qui apparaît nettement pour ces mémoires de gauche, communiste ou non, comme une manœuvre de récupération politique. Ce que refusent ces anciens du C.N.R., c’est que la mémoire d’Etat, qui leur semble totalement discréditée avec les affaires Touvier et Barbie, puisse prendre le pas sur les mémoires de groupes. La commémoration de Jean Moulin, c’est d’abord celle d’un des leurs, dont ils revendiquent l’héritage.
Ce refus se double d’arguments plus politiques. Un gouvernement tel que celui que dirige Pierre Messmer, qui a pourtant rejoint Londres dès juin 1940, est trop marqué « à droite » , pour revendiquer Jean Moulin. On refuse une manœuvre politique en quelque sorte de « rachat », après l’amnistie de Touvier et les lenteurs de la procédure d’extradition de Barbie, ce qui n’est certainement pas dénié de tout fondement.
Peut-on alors voir, dans ce refus très fermement présenté, une tentative de contre récupération par la gauche, de la mémoire de Jean Moulin? Ce n’est pas si évident. On note d’abord des différences dans la présentation de Jean Moulin, entre Georges Bidault, Claude Bourdet, Pierre Villon et Auguste Gillot. Ces deux derniers utilisent la rhétorique bien huilée de leur parti, mais n’avancent pas d’opinion politique de Jean Moulin, seul Claude Bourdet y faisant référence. Tous, par contre, insistent sur l’unité de la Résistance réalisée par la création du C.N.R. La récupération politique de Jean Moulin par le gouvernement scandalise parce qu’elle contredit cette volonté d’union de 1943, celle justement que l’on veut commémorer.
Le contexte politique du moment cristallise le rejet, par cette mémoire résistante, ancrée politiquement à gauche, d’un gouvernement qui ne peut plus, comme auparavant, revendiquer l’héritage des valeurs de la Résistance. Ce que l’on acceptait en 1964, de de Gaulle puis, en 1969, de Jacques Chaban-Delmas est désormais catégoriquement refusé. Pour un temps, la mémoire d’Etat ne pourra plus œuvrer pour Jean Moulin sans que cela ne déclenche de vives polémiques, y compris dans la majorité présidentielle. C’est certainement une des raisons pour lesquelles elle est si discrète, pendant cette décennie, pour honorer Jean Moulin.
Mais le coup le plus rude portée à sa mémoire ne vient pas de là où on pouvait l’attendre. Il vient de la Résistance intérieure, d’un de ses grands chefs, qui a côtoyé Jean Moulin, en la personne de Henri Frenay. Alors que la Résistance est en proie aux doutes, tente de faire front face à ce qu’elle ressent comme des attaques perfides de son héritage et lutte contre l’oubli, le livre du chef du mouvement Combat brise tous les tabous. La solidarité affichée, liée aux souvenirs de l’épopée résistante, que l’on ressent très bien dans les courriers échangés entre Claude Bourdet et Bernard Bermond, vole en éclat au moment où il est le plus nécessaire de la proclamer. Cet iconoclasme ne pouvait pas, dans ce contexte, être accepté. Il ne le sera pas, la survie de la mémoire des groupes de la Résistance en dépendait.
[32] Maurice Agulhon, La mémoire des Français. Quarante ans de commémoration de la Seconde Guerre mondiale, publication du CNRS, 1986. Il évoque un cloaque, plein de papiers gras, des boites de conserve, des canettes de bière, des déjections….p. 43.
[33] Lettre de Bernard Bermond à Albin Chalandon, du 11 avril 1970. C’est dans cette lettre qu’il demande la signalisation du monument. Fonds Bernard Bermond.
[34] Lettre de Georges Bidault à Laure Moulin, du 17 mai 1973. Fonds Laure Moulin archives privées, famille Moulin.
[35] Lettre de Georges Bidault à Bernard Bermond, du 17 mai 1973. Archives Bernard Bermond, archives privées, Salon.
[36] Lettre de Claude Bourdet à Laure Moulin, du 25 mai 1973. Fonds Laure Moulin, archives privées, famille Moulin.
[37] Lettre de Claude Bourdet à Bernard Bermond, du 1er juin 1973. Archives Bernard Bermond, archives privées, Salon.
[38] Lettre de Bernard Bermond à Claude Bourdet, du 25 juin 1973. Archives Bernard Bermond, archives privées, Salon.
[39] Lettre de Claude Bourdet à Bernard Bermond, du 28 juin 1973. Archives Bernard Bermond, archives privées, Salon.
[40] Lettre de Pierre Villon à Bernard Bermond, du 4 mai 1973. Archives Bernard Bermond, archives privées, Salon.
[41] Il s’agit bien de la cérémonie d’octobre 1972.
[42] Lettre de Bernard Bermond à Pierre Villon, du 9 mai 1973. Archives Bernard Bermond, archives privées, Salon.
[43] Lettre d’Auguste Gillot à Bernard Bermond, du 19 mai 1973. Archives Bernard Bermond, archives privées, Salon.
[44] A Gillot n’accepte pas la formule « premier C.N.R. », employée par Bernard Bermond. En tant que communiste, il refuse l’idée de plusieurs C.N.R., « alors que c’est celui constitué par Jean Moulin qui a constitué son combat jusqu’à l’insurrection victorieuse d’août 1944 ». Voir à ce propos la mise au point de Claire Andrieu, Le programme Commun de la Résistance, des idées dans la guerre, préface de René Rémond, Les Editions de l’Erudit, 1984.