Les documents présentés dans ce dossier sont signés de :
Nous vous proposons également de voir le film « La Résistance sur les bords de la Méditerranée. Un parcours d’historien, Jean-Marie Guillon ».
Un film écrit par Jean-Marie Guillon (TELEMMe, AMU-CNRS)
Réalisé par Agnès Maury - Les Films du Papillon
Avec la voix off et lecture des textes par Sofy Jordan
Durée : 60 min - TELEMMe – Les Films du Papillon, 2021
Diffusé sous licence Creative commons BY-NC-SA 4.0
Ce film a reçu le soutien du service des Musées de la ville de Marseille, de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme et de l’Institut SoMuM (Sociétés en mutation en Méditerranée).
Sommaire de ce dossier :
Texte de Jean-Marie GUILLON publié par l’Institut Charles de Gaulle
Espoir n° spécial “1944-1994 -II- De Gaulle et les batailles de la Libération”,
n° 96, avril 1994, p. 30-39
article en partie repris in “La résistance intérieure et la libération de la Provence”,
Marseille, Avis de recherches n°36, juin 1994, p. 24-30.
Le débarquement du 15 août 1944 est second par rapport à celui du 6 juin. Il n’ouvre pas, comme lui, le deuxième front et la bataille qui le suit n’a ni l’ampleur, ni le caractère décisif de celle de Normandie. L’affaire est si bien entendue que l’on a tendance à en minorer l’importance et, avec elle, l’action des forces qui y ont largement contribué, qu’il s’agisse des Anglo-Saxons qui ont lancé le premier assaut, de l’Armée de Lattre qui a livré les combats les plus difficiles et de la résistance locale qui était pourtant présente à peu près partout.
La résistance provençale souffre en fait de deux choses. D’abord de la connaissance très superficielle que l’on a de la Résistance dans son ensemble, et donc, tout particulièrement, d’elle-même. Ensuite, des stéréotypes qui pèsent sur la Provence en général et sur Marseille, sa ville-phare, encore davantage. Superficialité, absence de sérieux, cosmopolitisme, etc. conduisent souvent à poser un regard biaisé sur cette région. L’action de sa résistance et sa place dans les événements de l’été 1944 en pâtissent encore dans la mémoire nationale comme ils en ont pâti dès l’époque.
Il ne s’agit ni d’établir un palmarès des résistances régionales, ni de vouloir hisser les événements d’août en Provence à la hauteur de ceux de juin en Normandie. Notre propos sera seulement de rendre compte d’un aspect de la Libération, celui de la participation de la résistance intérieure, parce qu’il est généralement négligé ou simplement réduit à quelques anecdotes, toujours les mêmes, dans l’historiographie la plus répandue sur le débarquement et la bataille de Provence.
L’erreur habituelle est d’oublier que le combat ouvert pour la Libération ne commence pas le 15 août, mais, comme ailleurs, ici aussi, le 6 juin 1944, que la résistance locale doit faire face presque seule à une situation imprévue et particulièrement difficile car l’importance stratégique de la zone n’échappe à personne. On ne peut donc comprendre la situation de l’été 1944 sans faire un tableau, au moins sommaire, de cette résistance à la veille du 6 juin.
Aucun résistant à l’époque ne peut en avoir une idée précise. Chacun n’en voit qu’une partie. Or l’ensemble est extraordinairement diversifié, ramifié, imbriqué dans une population dont l’attentisme - réel - s’accompagne d’une connivence assez générale, voire unanime en certaines localités de l’arrière-pays. A la base où rares sont ceux qui “savent” vraiment, la situation est relativement simple tant tout est entremêlé dans un ou éventuellement deux groupes de résistance, plus ou moins rivaux selon les lieux et les moments lorsqu’ils recoupent le clivage communiste/non communiste (c’est-à-dire bien souvent socialiste). Dès que l’on monte dans les échelons de la résistance organisée les choses se compliquent. Pour schématiser, elle peut être sommairement répartie à ce moment-là en trois ensembles :
Autour du Mouvement de Libération Nationale (MLN, ex-Mouvements unis de la Résistance), gravite le pôle le plus ancien et le plus important, même si la quasi hégémonie dont il bénéficiait jusqu’en 1943 s’est effritée. La répression menée par la “Gestapo” de Marseille (et son principal artisan, Dunker Delage) et ses diverses antennes lui a porté de rudes coups. Mais, depuis octobre 1943, sa direction s’est stabilisée autour de l’avocat socialiste Max Juvénal Ovide ou Maxence, président du directoire de la R2 (c’est-à-dire la Provence). Ses divers services - par exemple le Noyautage des administrations publiques (NAP) - s’activent pour préparer la Libération. Le MLN est l’initiateur de la mise en place des institutions clandestines unitaires : comités de Libération et FFI dont le chef régional est depuis peu le capitaine Robert Rossi Levallois, également chef des Corps franc de la Libération (ex-Armée secrète, appendice militaire des MUR). L’ensemble est cependant peu homogène, affaibli par le manque de moyens (financier et de liaison), fragilisé par des forces centrifuges soucieuses d’autonomie (certains socialistes autour du réseau Brutus et de Gaston Defferre, antennes du BCRA, etc.) et par de fréquents changements de responsables régionaux ou départementaux.
Même si leur base est souvent commune, le pôle MLN-CFL/FFI est concurrencé par un autre ensemble à caractère exclusivement militaire constitué par les réseaux qui, par vagues successives, se sont créés tout au long de la période. Le nombre et la diversité des réseaux de renseignements sont remarquables avec les “anciens” toujours actifs, liés à l’IS ou au BCRA - la branche Marine de F2, Alliance, Tartane par exemple - et de plus récents assez dynamiques comme les derniers nés qui dépendent des Américains (OSS). Certains rivalisent avec les services du MLN (ainsi Gallia et le SR du MLN ou Ajax et le NAP). Mais la concurrence la plus sensible provient soit de la Section atterrissage et parachutage (SAP), organisme qui centralise les opérations aériennes et donc le matériel envoyé par le BCRA, soit, dans les Alpes du Sud, du SOE (réseau Jockey) qui a ses propres moyens, soit de l’Organisation de résistance de l’armée (ORA) qui, grâce à ses cadres, a pris le relais de l’AS en Provence centrale (Aix/Brignoles). Les uns et les autres bénéficient de moyens - radio en particulier - que n’a pas le MLN et échappent à l’autorité du directoire régional. Certes l’ORA est théoriquement intégrée dans les FFI dont son commandant régional, le jeune capitaine Jacques Lécuyer Sapin, est le chef d’état-major. Mais l’autonomie de cette organisation, méfiante à l’égard des “politiques”, n’en est pas moins réelle.
Cependant la concurrence la plus vive vient de la résistance communiste. Animée par des militants d’expérience (par exemple, les interrégionaux Julien Airoldi, ancien membre du CC, André Lunet, le “syndical”, Louis Blésy qui vient d’arriver comme “inter” militaire FTP, etc.), présente sur tous les terrains de lutte, en plein essor depuis un an, appuyée sur des maquis FTP importants dans et autour des Basses-Alpes, sur une CGT clandestine reconstituée et animatrice de grèves ouvrières spectaculaires dans la métallurgie, sur une organisation diversifiée et très cloisonnée qui sert d’écran protecteur au coeur de l’ensemble que sont les triangles de direction du Parti, elle fait pression sur ses partenaires des comités départementaux de Libération pour accroître son influence. Sans qu’il soit inversé, le rapport de force évolue en sa faveur et, dans toute la région, l’activité politique de préparation de la Libération est pratiquement paralysée par les dissensions de “ligne” (dénonciation de “l’attentisme”, hostilité à l’évacuation des villes qui doivent être le coeur de l’insurrection urbaine, mise en place des Milices patriotiques) et les désaccords sur la composition des comités ou des municipalités futures.
Ces problèmes échappent le plus souvent à la base et plus encore à la population qui croit la Résistance - qu’elle connaît mal - plus unie qu’elle n’est. Cette population, à bout de nerfs et d’épuisement, dans la région sans doute la plus mal ravitaillée de tout le pays, est parcourue de peurs multiples, toute réunies dans celle du lendemain. Mais elle aspire évidemment à la Libération, même si elle souhaite généralement que le débarquement ait lieu ailleurs. Le grand mouvement social qui démarre à Marseille le 25 mai à l’initiative des communistes est significatif du climat qui règne alors. Mais il est tragiquement stoppé par le bombardement allié du 27 (1 800 morts), qui fait passer la population, une fois de plus, de l’espoir au découragement.
On sait le débarquement proche. La rumeur l’annonce régulièrement depuis fin avril. Les autorités s’y attendent. Une partie de la Résistance - l’ORA et la SAP - a été préparée à cette échéance proche par les émissaires parachutées, en particulier par une mission interalliée, celle du capitaine Chamay Michel, qui circule depuis plusieurs semaines.
Dans cette perspective, conformément au schéma général, le capitaine Lécuyer a préparé un plan qui divise la région en zones : celle “des opérations alliées” où la Résistance apportera son appui aux éléments réguliers, celle “des maquis” correspondant pour l’essentiel aux Alpes du Sud où la Résistance doit se rendre maîtresse du terrain pour constituer une menace sur les arrières de l’ennemi et, entre l’une et l’autre, celle dite “d’influence des maquis”, soit la moyenne Provence, où la Résistance doit effectuer sabotages et coups de main. Restent les villes - celles de la côte en particulier - où les conceptions divergent, l’ORA implantée en région rurale restant prudente quand les communistes se font les champions de l’insurrection urbaine, tandis que MLN/CFL partagent cette optique au moins pour partie afin de ne pas leur laisser le terrain libre. Quelle que soit l’option choisie, il faut avoir des armes et, de ce fait, la SAP se trouve sous le feu conjugué des critiques pour sa propension à vouloir en garder le contrôle, en dépit de l’arbitrage du représentant de Londres, le Délégué militaire régional (DMR) Burdet Circonférence.
Chacun étant sous tension et parfois en alerte, l’annonce du débarquement de Normandie, soit spontanément (sous l’influence de la radio ou de la rumeur), soit conformément aux ordres de mobilisation donnés, entraîne une véritable levée d’hommes à travers toute la région. Des jeunes gens affluent dans les centres de rassemblement prévus ou prennent leurs positions de guérilla entre le 7 et le 10 juin. Le plan “rouge” est incontestablement celui qui est le mieux suivi d’effet.
L’ampleur de la mobilisation dépend moins de l’organisation à laquelle on appartient que de l’ambiance locale et de l’attitude des responsables communaux. L’ORA obéit en bloc sur les ordres de son chef régional qui, après s’être entretenu avec Juvénal, Rossi, Simon Huitton, représentant des FTP au sein de l’état-major FFI, et le DMR, rejoint Barcelonnette pour diriger les opérations dans la “zone des maquis”. Mais, bien que Rossi et Juvénal soient hésitants, sinon réticents, de nombreux groupes MLN/CFL participent eux aussi au mouvement. Le CDL du Var à majorité MLN et le chef départemental CFL/FFI organisent le rassemblement des résistants de la région toulonnaise dans le massif de Siou Blanc, au nord de la ville. Chez les FTP, où l’on vit dans la préparation de l’insurrection nationale, vue comme un soulèvement sur le modèle corse, et où l’on veut se démarquer des partenaires qualifiés d’“attentistes”, les ordres reçus de l’état-major de zone sud (c’est-à-dire le triangle de direction du PCF) poussent à une action ouverte. En fait, FTP et communistes sont partagés, mais, en plusieurs endroits, ils concourent à la mobilisation et occupent les localités.
Ce soulèvement, au-delà des organisations, constitue l’expression d’une révolte trop longtemps contenue, d’une adhésion massive, sentimentale à une résistance que l’on connaît mal, mais dont on veut être. L’afflux de volontaires est tel que certains maquis renvoient chez eux ceux qui ne sont pas armés. La mobilisation se maintient ainsi plusieurs jours, jusqu’au moment où la situation (ravitaillement et sécurité) contraint à reconsidérer les choix. Les messages du général Koenig appelant à la démobilisation, connus des états-majors à la mi-juin, y ont contribué, mais ne nous illusionnons pas sur la rapidité et la généralité de leur diffusion. Ce sont en fait les conditions matérielles et les perspectives, l’absence de parachutages et de débarquement en Méditerranée, qui y ont poussé, et, plus encore, la réaction allemande après trois jours d’expectative.
Elles sont considérables et pèseront sur les conditions de la participation de la Résistance aux combats d’août.
En se dévoilant, la Résistance a démasqué ses intentions. Un certain nombre d’opérations ne pourront plus être rééditées, ainsi la mobilisation de 4 ou 500 hommes dans les collines arides du nord de Toulon. Menacé, impossible à ravitailler, ce maquis a du être dissous le 16 juin. La dispersion s’est faite sans trop de mal (11 tués quand même et une partie des cadres arrêtés peu après), mais démoralisation et tensions internes l’accompagnent. Le cas n’est pas unique.
Les effets sont encore plus graves là où la répression a eu le temps et la possibilité de sévir. S’attendant à un débarquement le 8 juin, les Allemands ne réagissent vraiment qu’à partir du 10. Parfois assistés de la Milice, plus souvent guidés par les commandos Brandebourg que l’on confond généralement avec elle, ils attaquent simultanément sur plusieurs points : la Sainte-Baume (maquis des Milices socialistes le 10 juin, 11 tués), le secteur de Vaison-la-Romaine, la région de Valréas que les maquisards ont occupée 4 jours (12 juin, 53 morts), la concentration FFI du maquis Sainte-Anne, près d’Aix-en-Provence (12-13 juin, 85 morts), les vallées du Bas-Verdon et plateau de Valensole (11-17 juin, plusieurs dizaines de tués ou fusillés), la vallée de l’Ubaye où Lécuyer doit évacuer Barcelonnette le 14, etc.
Cette situation provoque la rupture entre la direction régionale MLN/FFI (Rossi-Juvénal), soutenue par les responsables MLN/FFI de zone sud et le Délégué militaire de zone (Bourgès-Maunoury), et celle de l’ORA, que le colonel Zeller Joseph, l’un des chefs nationaux de l’ORA, chargé de la coordination du secteur alpin, appuie.
Lécuyer qui sera démis de son commandement FFI a décidé de continuer l’action entreprise. Organisant comme prévu son dispositif autour du massif des Trois Evêchés, il est soutenu par les importants maquis FTP des Basses-Alpes en dépit des critiques de principe que les communistes portent contre les “déserteurs”. De son côté, Rossi s’aligne plus nettement sur les positions FTP en faveur de l’insurrection dans les grandes villes, tandis que Juvénal et de nombreux responsables MLN ne sont pas partisans d’une action qu’ils considèrent comme prématurée en l’absence de tout débarquement.
A ces clivages militaires complexes, se surajoutent des clivages politiques qui ne le sont pas moins. La position de Juvénal et de ses amis s’explique partiellement par là. Elle est renforcée par le sentiment que le MLN (sa direction zone sud notamment) et les CFL (par exemple Rossi, soupçonné d’être un “sous-marin”) sont noyautés à tous les niveaux par le PCF. Ce n’est pas faux, mais ça sous-estime l’attraction “naturelle” qu’il exerce en donnant l’impression d’avoir une stratégie plus cohérente, en tout cas plus active, surtout après le 6 juin, que la leur. La lutte politique pour le contrôle des comités de Libération est intense dans les Alpes-Maritimes ou dans les Bouches-du-Rhône. Elle oppose communistes et socialistes. En réalité, il n’existe plus vraiment de commandement régional. Les liaisons sont devenues trop difficiles et une partie des responsables a été identifiée. L’atomisation de la Résistance - qui existait de fait avant le 6 juin - est portée à son comble. Vue de l’extérieur, la situation est d’autant plus confuse que le DMR est momentanément arrêté le 28 juin. Il est vrai qu’à l’extérieur, la répartition des tâches entre Londres et Alger, Koenig, chef extérieur des FFI, et le général Cochet, son représentant théorique à Alger, les civils et les militaires, les Français et leurs alliés, est loin d’être un modèle de clarté... Le problème du Vercors tient dans cette confusion-là et l’on oublie trop que tout le secteur alpin, y compris dans notre région, lui est étroitement associé.
La résistance provençale est donc, après la mi-juin, dans une situation très contrastée. Affaiblie, déchirée, éparpillée, parfois démoralisée, en partie découverte, elle a pourtant considérablement élargi son assise géographique et sociale, elle multiplie les actions, elle a ouvert un “front” intérieur. De cette situation, profitent surtout les organisations qui ont su “rebondir”, celles que leurs structures et leur stratégie rendaient plus aptes à le faire, l’ORA et les communistes par FTP interposés (en dépit des méfiances et des désaccords réciproques).
Durant ces quelques semaines, le problème des résistants est de tenir, quelle que soit leur position de combat, alors que la pression ennemie est plus forte que jamais.
La “Gestapo” de Marseille bénéficie des renseignements fournis par un officier parachuté, Noël, qui circule pendant deux mois d’un groupe de résistance à l’autre, avant d’être abattu par ses employeurs. A l’origine d’attaques de maquis en juin et juillet, il est la source des deux nouvelles “affaires” que Dunker réalise (Catilina, dirigée contre l’ORA et la Sûreté navale, et Antoine qui décime MLN et FFI). Elles aboutissent à l’identification de nombreux responsables et à l’exécution, en deux fournées, les 18 juillet et 12 août, de 38 résistants de toute la région, dans les bois de Signes, entre Marseille et Toulon. Parmi eux, Rossi, le chef régional FFI, Chamay, que l’on vient de nommer DMR par intérim, Georges Cisson, responsable régional de Libération, du NAP et de la presse du MLN, les membres du CDL des Basses-Alpes, tous arrêtés le 16 juillet à Oraison, etc.
Au même moment, l’armée allemande lance une nouvelle offensive contre les maquis provençaux, parallèlement à celle qu’elle mène contre le Vercors. Le réduit résistant des Basses-Alpes est attaqué de plusieurs côtés à la fois, mais Lécuyer et ses hommes parviennent à garder le contrôle de la zone limitrophe des Alpes-Maritimes. Les marges de ce secteur sont sillonnées jusqu’en août : le Haut-Var - l’actuel camp de Canjuers - et la région du Verdon où les maquis FTP subissent de lourdes pertes (en particulier le 11 août à Sainte-Croix-du-Verdon, environ 20 tués), une fois de plus la région de Sault, dans le Vaucluse, la frontière italienne où des “partisans” se sont repliés, etc.
Ajoutons que la Milice, rassemblée depuis le 7 juin dans les préfectures, participe aux opérations que les occupants veulent bien lui laisser ou que la gendarmerie, elle aussi rassemblée aux mêmes endroits, n’entend pas assurer.
La fragmentation de la Résistance s’accentue. Rossi ne peut être remplacé malgré les efforts de plusieurs responsables pour assurer la continuité (Jean Garcin, chef régional des Groupes francs, Simon, représentant les FTP, Renard, désigné par Juvénal, vite arrêté et qui sera fusillé le 15 août à Nice, au quartier de l’Ariane avec 20 autres résistants). Les CFL/FFI de Marseille sont divisés. On envisage en août d’y muter le chef départemental FFI du Var, “brûlé” depuis juin et à qui il faut trouver un remplaçant. Le CDL de ce département-clé manque cruellement de moyens de liaison, tout comme la plupart des responsables “politiques” de la Résistance. Les émetteurs abondent dans la région, mais ils échappent à leur contrôle. Les réseaux participent à l’émiettement. Dans la partie alpine, le SOE (Jockey) dispose d’une influence qui le fait intervenir au même titre qu’un mouvement et, dans la région marseillaise, son réseau Gardener soutient l’initiative des Milices socialistes. A une échelle plus réduite, tel réseau américain, tel chef d’unités de transmission de Gallia ont sous leur autorité tout ou partie d’un secteur de résistance, sans oublier la SAP dont le chef régional, Camille Rayon Archiduc, toujours en butte à des critiques, est théoriquement remplacé début juillet.
Basé dans la région d’Apt depuis le printemps, ce réseau est le principal organisme de liaison avec l’extérieur, jouant jusqu’au bout un rôle crucial dans les opérations aériennes. C’est de là que peut partir le colonel Zeller dans la nuit du 1er au 2 août, porteur d’un plan d’attaque à travers les Alpes ; c’est là qu’atterrissent les envoyés de Londres ou d’Alger, le Marseillais Francis-Louis Closon, nommé commissaire de la République dans le Nord, Charles Luizet qui, de Corse, est envoyé à la préfecture de la Seine, ou encore un nouveau DMR, Widmer, et, quelques jours après, avec, semble-t-il, des attributions comparables, le colonel Constans.... Trop tard de toute façon pour compliquer une situation qui l’était suffisamment. D’autant qu’était déjà arrivé le capitaine Sorensen Chasuble, chargé par le général Cochet d’arbitrer dans le différend ORA/FFI....
En fait, tout se passe comme si, par émissaires interposés, chaque clan de la résistance extérieure ou des Alliés, aussi méfiants et mal renseignés les uns que les autres, forcément en retard sur une situation mouvante, nourrissait l’illusion de chapeauter l’action militaire, et éventuellement politique, de la résistance intérieure. Ces péripéties affectent peu une base qui ignore la plupart des clivages et des sigles, qui attend des armes et qui se demande souvent combien de temps on pourra tenir tant sont nombreuses les arrestations, les prises d’otages, les morts.
Cependant, en dépit des menaces et des actions imprévisibles d’un occupant aux abois, d’une situation matérielle souvent tragique (pénurie de vivres, évacuations côtières, bombardements répétés), la population manifeste quand elle le peut ses sentiments. La Résistance est entourée de sympathies, malgré la peur que l’on a des représailles et les problèmes que soulève la présence de nombreux et jeunes maquisards. Les actions collectives, manifestations ou grèves, souvent suscitées par les communistes et les organisations qu’ils animent (CGT, Front national, etc.), se multiplient. Les troupes d’occupation se sentent entourées d’hostilité et surestiment considérablement la force de la Résistance qu’elles croient appuyée par des milliers de parachutistes dans les Alpes.
Les communistes accentuent leur pression sur l’occupant, sur les “collaborateurs” et sur le reste de la Résistance qu’ils veulent entraîner et où ils trouvent de nombreux appuis. Ils entendent occuper le terrain, celui que l’action des militants conquiert et celui qui est pris à des partenaires affaiblis par la répression et par les divisions. Leurs critiques se sont accentuées depuis les événements de juin qui ont permis de stigmatiser l’”attentisme” des uns, la “désertion” des autres, et toujours l’injuste répartition des armes. Plus que jamais, le PCF cherche à susciter l’insurrection, en dépit des réticences de chefs FTP conscients de leur faiblesse, notamment en villes, et d’abord à Marseille. Préparée par une intense campagne “pour 500 grammes de pain”, l’action culmine entre le 11 et le 17 juillet avec une série d’initiatives pré-insurrectionnelles dont on trouve le pendant ailleurs en zone sud : arrêts de travail et grèves, manifestations diverses, tentative de désertion en masse des unités arméniennes sous uniforme allemand stationnées dans le secteur du Lavandou, coups de main (actions d’épuration et sabotages) menés par les maquis FTP qui, par ailleurs, détruisent systématiquement les ponts routiers sur les axes conduisant aux Alpes.
En dépit de cette combativité, la fin juillet et la première quinzaine d’août marquent souvent un essouflement. La réaction allemande est vive et les moyens d’y faire face réduits.
Les raids aériens se multipliant, Allemands comme résistants s’attendent à quelque chose d’imminent. Toulon a été bombardée pour la huitième fois le 6 août et, à partir du 11, l’aviation alliée attaque systématiquement les défenses littorales, les voies de communication et les batteries. Le 13, l’état-major allemand a la certitude du débarquement. Le lendemain, sont placardées les affiches qui ordonnent l’évacuation de Toulon par la population qui y réside encore. Trop tard.
Au début août, les occupants disposent de 4 divisions entre le Rhône et la frontière italienne auxquelles s’ajoutent de multiples éléments autres (marine, aviation, etc.). Après avoir eu tendance à dégarnir leurs positions au profit de la Normandie, ils renforcent leur dispositif dans le secteur qui paraît le plus probable pour le débarquement, celui que les Alliés ont effectivement choisi, le littoral Hyères-Saint-Raphaël.
Les Alliés ont fait ce choix au printemps. En dépit du relief - le massif des Maures - et de voies de communication mal commodes, il a été préféré aux plages proches de Toulon pour son éloignement des batteries du camp retranché et surtout pour sa position par rapport à l’axe de communication - la RN 7 - qui relie la Basse-Provence à la vallée du Rhône en passant par Brignoles et Aix, qui permet donc de contourner Toulon et Marseille et de ne pas être retardé par les combats que l’on présume difficiles dans ces deux villes.
Scrutée par l’observation aérienne, la région est quadrillée par des réseaux de renseignements dont le travail, difficilement mesurable, a pourtant joué un rôle indéniable dans la réussite des opérations. C’est là un apport de la résistance intérieure trop souvent négligé et qui n’est mesurable que pour certains d’entre eux, F2 (sous-réseau Azur) ou SR Marine Edouard, sans préjuger de ce que les autres ont pu faire. Le problème est évidemment de faire parvenir les renseignements à temps, mais, le 5 août, le lieutenant de vaisseau Midoux, membre de la mission Sampan (mission antisabotage du port de Toulon), peut s’envoler de la région d’Apt vers l’Italie porteur du courrier des SR Edouard et MLN.
Chaque nuit amène de nouvelles missions, dont l’utilité est discutable et l’efficacité fort variable. Au total, la région a reçu 3 groupes opérationnels d’une dizaine d’hommes (pour les Basses-Alpes et le Vaucluse) et 7 équipes Jedburgh - équipes mixtes de 3 hommes - depuis le 31 juillet. Dans le Var, atterrissent en outre l’équipe de soutien de la mission Sampan dirigée par Jean Ayral Gédéon, ancien délégué de Jean Moulin en zone occupée, et, à l’autre bout du département, celle du commandant Allain Lougre, qui supervise les diverses équipes antisabotages. C’est par lui que la résistance locale apprend, le 14 août, le déclenchement des opérations dans la nuit. Aussitôt, les responsables FFI de la région dracénoise font enlever les “asperges de Rommel” plantées dans la zone d’atterrissage prévue près du village de La Motte. Par ailleurs, Allain peut rencontrer non loin de là l’enseigne Sanguinetti et ainsi faire prévenir la mission toulonnaise dont il est membre et, par elle, le CDL, de l’imminence des événements. Ayral ne pourra les rejoindre, mais c’est en participant aux combats de la Libération de la ville avec ses hommes qu’il trouvera la mort.
Les opérations de débarquement commencent dans la nuit du 14 au 15 août par la mise à terre de groupes précurseurs dans les îles d’Hyères (Port-Cros et le Levant) et aux ailes de la zone de débarquement. On connaît le drame du Groupe naval d’assaut pris dans un champ de mines - récent ou passé inaperçu - au Trayas et le succès des commandos du colonel Bouvet dans le secteur du Lavandou. Peu après, commence le parachutage des premiers éléments de la 1e Airborne Task Force autour de La Motte. Il précède l’arrivée de planeurs. Il s’agit de contrôler l’arrière de la zone de débarquement, le débouché des Maures sur la RN 7 au carrefour du Muy. A partir de 8 h., le débarquement proprement dit a lieu, après un pilonnage d’artillerie, sur les plages comprises entre Cavalaire et Saint-Raphaël. Réalisé par des unités américaines des 5e, 36e et 45e DI, que rejoint un peu plus tard le Combat Command 1 du colonel Sudre (1e DB), il ne subit qu’un seul échec sur la plage de Fréjus.
L’avancée des troupes est rapide. Draguignan et ses états-majors sont pris le 17, Brignoles le 19, date à laquelle les hommes de l’Armée B du général de Lattre de Tassigny, arrivés à partir du 16, assurent la relève des Américains sur la “ligne bleue”, c’est-à-dire la basse vallée du Gapeau entre Solliès-Pont et Les Salins d’Hyères. Pendant que les uns poussent sur l’axe central vers Aix et Avignon (contrôlées le 21 et le 25), les autres doivent s’emparer du camp de Toulon que les Allemands mettent en défense (réoccupation des forts, obstruction des passes, etc.) et de cet autre gros morceau que constitue Marseille.
La libération de la Provence se déroule en deux temps :
Libération facile ? Incontestablement plus facile que prévue puisque Toulon était à J + 20, Marseille à + 40 et Lyon à + 90 dans les plans initiaux. Démoralisation de l’adversaire depuis le débarquement du 6 juin, évacuation d’une région que l’on ne cherchait pas à tenir à tout prix, supériorité manoeuvrière des troupes débarquées sont autant d’éléments essentiels d’explication. Mais aussi, rôle de la Résistance intérieure, non pas tant - c’est une évidence - dans l’issue des événements que dans la rapidité de la réussite.
Il n’est pas possible de détailler. La Résistance, sous des formes et avec des possibilités diverses, est partout et, avec elle, une partie de la population qui se reconnaît dans ce qu’elle représente. Les deux sont indissociables et ce n’est pas l’un des moindres succès de la Résistance toute entière, intérieure et extérieure, que d’avoir entrainé le pays derrière elle.
D’un point de vue militaire, malgré la douche froide de juin et les drames subis depuis, la participation résistante est loin d’être négligeable, même s’il y a pulvérisation des initiatives à un niveau qui ne dépasse pas souvent un groupe de communes. On peut résumer cet apport en quelques points :
Par contre, du côté nord, les renseignements reçus du colonel Zeller ont préparé le terrain à une réaction plus rapide. La solidité de la tête de pont et son élargissement rapide permettent la mise sur pied de la Task Force Butler avec des éléments de la 1e ABTF. Partie du Muy le 18 août, mettant la main peu après sur le général Neuling, commandant du 62e CA, qui est parvenu à quitter Draguignan, elle avance en terrain libre ou libéré, atteint la route Napoléon, Digne, Gap et surtout les limites de l’Isère (Luz-la-Croix-Haute) le 19, avant d’être dirigée vers la vallée du Rhône pour peser sur le repli allemand et d’être relevée par la 36e DI qui est à Grenoble le 22.
Le rôle de la résistance locale dans la décision de brusquer l’attaque de Toulon et de Marseille est bien connu. Pour Toulon, on sait l’importance de la liaison effectuée par Sanguinetti au PC du général de Lattre à Cogolin, le 18 août. Certes la destruction des quais et des ouvrages d’art, minés au préalable, ne peut être évitée, mais, du moins, aucun des deux ports ne peut être transformé en “poche”.
Les renseignements et l’action de la Résistance, en incitant à avancer, ont un autre effet. Ils évitent aux villes de subir des bombardements massifs et aveugles à l’instar de ce que d’autres zones de combat ont connu. Plusieurs localités moyennes, Draguignan, Brignoles, Cannes, etc., échappent ainsi à des destructions considérables.
- Le guidage des troupes et les opérations annexes : les indications fournies par les innombrables complicités rencontrées tout au long de l’avance expliquent pour une part la rapidité des mouvements. Partout, il s’est trouvé des FFI pour guider et accompagner les soldats. Ce rôle a été notoire dans la prise de Toulon, tant pour les opérations ponctuelles comme la prise du spectaculaire Fort du Coudon qui domine le camp que pour le vaste mouvement tournant qui permet aux unités de la 3e DIA de s’enfoncer dans les massifs qui enserrent la ville et de surgir sur les arrières des occupants. Mais la libération de Draguignan, l’avancée dans les Alpes-Maritimes, le contournement de Marseille, etc., ont bénéficié d’un apport identique.
En même temps, les résistants locaux libèrent les troupes de certaines contraintes. C’est à eux qu’est confiée la garde des prisonniers et leur convoiement vers les “cages” installées au fur et à mesure de la progression. C’est eux qui assurent les opérations de nettoyage, la sécurité des liaisons et celle des arrières.
On recense de nombreux cas de mutineries au moment des combats. La plupart ont été préparés avec la résistance locale. Il s’en produit à Marseille comme à Nice. Dans le Var, on en repère à Barjols, où le détachement arménien élimine ses cadres allemands et combat avec les résistants en attendant l’arrivée des Américains, à Hyères et Carqueiranne où plusieurs dizaines d’Arméniens passent du côté des FFI (en dépit de la répression qui a entrainé l’exécution de certains de leurs officiers eu avant), ou encore à La Seyne où des Polonais et des Arméniens se mettent au service de la Résistance par l’intermédiaire d’un résistant d’origine russe.
A Draguignan, l’initiative d’engager la lutte sans attendre, le 16 août, est prise par le CLL contrôlé par le MLN (à direction socialiste) avec l’appui des gendarmes dont le commandant est favorable à la Résistance. Les FTP s’y sont ralliés et apportent une contribution importante, alors que les Allemands contre-attaquent et que l’arrivée des troupes aéroportées se fait attendre.
A Toulon, l’affaire est engagée par le CDL, à majorité MLN, et le commandement FFI pour empêcher les occupants de s’enfermer dans le camp retranché. Là encore, FTP et Milices patriotiques, tout en restant autonomes, y participent activement. Précédés de sabotages et de coups de main, les combats commencent effectivement le 21 août. Pendant deux jours, les 22 et 23 août, les FFI, toutes tendances confondues, appuyés par des éléments du Bataillon de choc infiltrés par les faubourgs nord, tiennent le centre ville, perturbent les liaisons ennemies, isolent les arsenaux et les forts, avant que, de l’ouest et de l’est, les unités motorisées de l’armée de Lattre - 3e DIA et 9e DIC - parviennent à les rejoindre, le 23.
Les combats qui se déroulent simultanément à Marseille sont encore plus confus. L’étendue de la ville, la nature de ses quartiers qui sont autant de cellules particularistes et la pulvérisation de sa résistance l’expliquent. Personne ne commande vraiment l’insurrection. Mais le CDL, dirigé par le socialiste Francis Leenhardt (en remplacement de Juvénal, blessé), en a lancé le mot d’ordre le 19 et la CGT a appelé à la grève générale insurrectionnelle. En dépit de la faiblesse de l’armement, malgré les divisions, c’est dans une ville “debout” - et même un peu trop au gré de certains - que les hommes du 7e RTA pénètrent le 23, deux jours après que la Résistance se soit emparée de la Préfecture pour y installer le CDL. Rejointes par les gendarmes, toutes les composantes militaires de la Résistance ont participé à l’action tant et si bien que chacun, après guerre, a eu tendance à tirer la couverture à soi : les FTP, notamment les FTP-MOI, principaux éléments sur lesquels le commandement FTP peut compter, les Milices patriotiques plus étroitement contrôlées par le PCF, les divers groupes CFL/FFI, les Groupes francs qui n’y ont jamais été vraiment intégrés, les Milices socialistes, les hommes des réseaux. Plus d’une centaine d’entre eux auraient trouvé la mort et un millier de soldats réguliers (marocains pour la moitié).
C’est à Nice que l’insurrection est le plus nettement voulue et assurée par les communistes. Après avoir suscité un CDL qui leur est favorable, ils ont créé un comité insurrectionnel, alors que les Américains hésitent, laissant seuls les résistants face à une contre-attaque le long de la vallée du Var. Ce comité assure le commandement d’une opération dont FTP et FTP-MOI sont le fer-de-lance. Précédée de coups de main, elle est déclenchée le 28. Après une journée de harcèlement, les Allemands évacuent la ville dans la nuit. Mais les conditions de la libération d’Arles sont comparables : un comité militaire nommé par le comité local de Libération, qui ne sont ni l’un, ni l’autre à direction communiste, des combats le 22 et le 23 durant lesquels les FTP jouent un rôle important tout en restant autonomes, alors que les Allemands évacuent, puis tentent de revenir, avant de partir le 24 à l’approche des Américains.
Si le processus est partout identique et porte la marque des communistes (proclamation de la grève générale insurrectionnelle par la CGT, appel au combat par le CDL, déclenchement volontariste des hostilités), il serait erroné de considérer qu’il s’agit seulement d’une manoeuvre de leur part visant à s’emparer du pouvoir local. Certes, l’enjeu existe bel et bien, les luttes internes ont été rudes jusqu’au dernier jour, mais, Nice mis à part, chacun a considéré cet ultime engagement comme indispensable. Une façon qui ne se voulait pas que symbolique de signifier que l’on tenait à être présent lors de la phase finale d’une libération attendue depuis longtemps. Pour tous, l’objectif était d’installer un pouvoir résistant - qui ne pouvait être que partagé entre les diverses composantes - mais aussi d’assurer une participation française à la libération militaire pour éviter l‘AMGOT, pour imposer la résistance intérieure - et, en son sein, les communistes - comme un acteur à part entière et inciter les troupes débarquées à accélérer le mouvement. Même à Nice, ce sont bien ces objectifs-là qui ont prévalu.
En dépit des reconstructions polémiques ultérieures, suscitées par les désillusions et souvent élaborées au temps de la guerre froide, il est indéniable que la Résistance est au pouvoir en août 1944 à la suite de ce qui, par bien des côtés, peut apparaître comme une révolution dans la lignée républicaine, l’ultime révolution donc d’un 19e siècle dont on est moins éloigné sur bien des plans que d’aujourd’hui.
En fonction des rapports de force internes, elle a mis en place les institutions projetées depuis des mois : délégations municipales, comités locaux de Libération (tardivement créés, le plus souvent au moment même de la Libération), CDL. Elles sont parfois imposées au Gouvernement provisoire et à ses représentants, obligés de prendre en compte cet état de fait. Serviteurs de l’Etat, ceux-ci savent d’autant plus faire la part du feu qu’ils sont, pour la plupart, des résistants incontestables, à commencer par le commissaire de la République, Raymond Aubrac, arrivé à Saint-Tropez le 18, qui a pris là ses premières décisions, avant de rejoindre Marseille dès le 24.
Les municipalités nouvelles (qui se confondent souvent avec les CLL) sont ainsi entérinées sans qu’elles aient eu à tenir compte pour leur composition des ordonnances prises à Alger auparavant. CLL et délégations municipales reflètent les rapports de force politiques qui existent dans chaque commune. Il en va de même au niveau départemental pour les CDL. Même si la volonté unitaire prévaut, les rivalités ne sont pas suspendues pour autant. Ne pouvant obtenir une composition plus favorable du CDL des Bouches-du-Rhône, les communistes suscitent la création d’un comité régional de la Libération (CRL), présidé lui par Jean Cristofol, tandis que, dans les Alpes-Maritimes, les communistes et leurs alliés, majoritaires dans le nouveau CDL, tentent d’en fermer la porte aux socialistes.
Dans cette phase de l’été 1944, l’essentiel n’est pourtant pas là. Il est dans la volonté partagée de toute la Résistance de participer effectivement au pouvoir. Hommes d’ordre, mais d’un ordre qui se veut populaire et démocratique, “pur et dur” après la corruption de l’occupation et de la collaboration, les résistants sont des jacobins, marqués par l’idée qu’ils se font des “grands ancêtres”, ceux de 92, parfois corrigés par ceux de 1917. On peut ironiser, recenser les limites et les contradictions d’une telle attitude, mesurer l’écart entre les proclamations et les actes, sortir les cadavres des placards (mais bien moins nombreux que ne le prétend la légende “noire”), mais on ne comprendra rien aux attitudes des uns et des autres si l’on ne resitue pas leur action dans ce contexte mental.
Les CDL, au départ tout au moins, n’entrent pas en conflit avec les représentants du gouvernement, sauf dans les Alpes-Maritimes où le préfet désigné est refusé et remplacé par un proche collaborateur d’Aubrac, Paul Escande. Les CDL, tout en n’ayant que des attributions consultatives, jouent un rôle essentiel dans le domaine municipal en surpervisant les CLL et les municipalités, en arbitrant les conflits, en proposant un élargissement éventuel dans les semaines qui suivent la Libération. Ils contrôlent aussi cette première phase de l’épuration en servant de liens entre les comités d’épuration locaux et les représentants du pouvoir. Ils contribuent à normaliser une situation parfois anarchique. Ils appuient l’action de Raymond Aubrac qui, d’emblée, a décidé la création des “Forces républicaines de sécurité” (FRS) à partir des FFI (en fait largement investies par les FTP) et met en place dès septembre les cours de Justice.
Mais au “centre” l’on est trop persuadé que cette résistance partout présente est un ferment de désordre, de dissolution de l’Etat pour mesurer sereinement ce qu’elle fait et ce qu’elle représente. Les comités gênent en se voulant les seuls représentants légitimes du pays jusqu’aux élections, ce que proclame avec éclat le congrès des CDL de zone sud à Avignon en octobre. La puissance des communistes inquiète. On ne veut voir dans les FFI que des éléments troubles qui n’aspirent guère à rejoindre le front.
De celà témoigne l’attitude du général de Gaulle qui passe de Marseille à Toulon le 15 septembre, avant de gagner Toulouse le 16. Au fond, contre Marseille et contre Toulouse, rejoue chez l’homme du Nord, l’officier supérieur, l’incarnation de la France éternelle, le vieux stéréotype du Midi “turbulent”, “ingouvernable”, exotique et quelque part “étranger”:
“il flottait sur Marseille un air de tension et presque d’oppression qu’entretenaient des actes abusifs. Les communistes... avaient établi à Marseille une dictature anonyme... le commissaire de la République, Raymond Aubrac, qui s’était prodigué dans la Résistance, adoptait malaisément la psychologie du haut fonctionnaire. A lui, aux préfets de la région, à leurs collaborateurs.... je marquai sur le ton voulu que le gouvernement attendait d’eux qu’ils fassent leur métier, qu’il s’agissait désormais d’appliquer les lois et les ordonnances, en un mot d’administrer... Nulle part, mieux que dans cette grande cité tumultueuse et blessée, je n’ai senti que seul le mouvement de la résistance pouvait déterminer le renouveau de la France, mais que cette espérance suprême ne manquerait pas de sombrer si la libération se confondait avec le désordre.” (Mémoires de guerre. Le salut 1944-1946).
Il n’existe aucune synthèse sur la Résistance provençale et sur la Libération de la région pour l’instant. La classique Histoire de la Libération de Robert Aron (Paris, Fayard, 1959) n’est intéressante qu’à titre d’illustration des préjugés communs. Le tome 5 de l’Histoire de la Résistance en France d’Henri Noguères (Paris, Robert Laffont, 1981) offre le tableau le plus complet, mais lacunaire et parfois erroné. Sur les aspects politiques de la période, on pourra se reporter aux communications de Christian OPPETIT, Robert MENCHERINI, Jean-Louis PANICACCI et Jacky RABATEL in Philippe BUTON et Jean-Marie GUILLON, Les pouvoirs à la Libération, Paris, Belin, 1994.
et, bien entendu, l’Histoire de la Ie Armée française, signée par le Maréchal de LATTRE de TASSIGNY (Paris, Plon, 1949).