Les documents présentés dans ce dossier sont signés de :
Nous vous proposons également de voir le film « La Résistance sur les bords de la Méditerranée. Un parcours d’historien, Jean-Marie Guillon ».
Un film écrit par Jean-Marie Guillon (TELEMMe, AMU-CNRS)
Réalisé par Agnès Maury - Les Films du Papillon
Avec la voix off et lecture des textes par Sofy Jordan
Durée : 60 min - TELEMMe – Les Films du Papillon, 2021
Diffusé sous licence Creative commons BY-NC-SA 4.0
Ce film a reçu le soutien du service des Musées de la ville de Marseille, de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme et de l’Institut SoMuM (Sociétés en mutation en Méditerranée).
Sommaire de ce dossier :
Texte de Jean-Marie GUILLON publié sous le titre « le Midi » dans
Jean-Pierre AZÉMA, François BÉDARIDA et Robert FRANK,
“Jean Moulin et la Résistance en 1943”
Les Cahiers de l’IHTP n°27, juin 1994, p. 103-112.
Ce rapport voudrait être une synthèse couvrant sinon toute la zone Sud, du moins surtout sa partie alpine et méditerranéenne. La chose n'est pas si simple dans la mesure où les matériaux disponibles sont de valeur inégale tandis que les lacunes restent considérables. Or, dans cet ensemble méridional déjà divers par nature, l'émiettement propre à la régression archaïque que le pays connaît dans cette période rend les situations fort disparates. Il n'en reste pas moins que l'ampleur du phénomène maquis, l'unification des mouvements dans les MUR, la poussée de la Résistance communiste donnent une certaine unité à la résistance de ces régions en 1943 et lui confèrent une importance nationale. La période est donc celle d'une transformation radicale. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler qu'elle n'aurait pas été possible sans l'appui de fractions de plus en lus larges de la population.
On sait que, depuis novembre 1942, la situation est devenue, pour l'essentiel, comparable à celle du reste du pays. L'occupant, allemand pour l'essentiel et italien à l'Est du Rhône, est désormais physiquement présent. La guerre à laquelle les Français du Midi avaient cru échapper les a rattrapés. Chacune des actions alliées est passionnément suivie grâce à la BBC ou à Sottens et ranime la croyance en un débarquement prochain sur les côtes méditerranéennes. On se persuade facilement que l'année 1943 ne se terminera pas sans cette libération attendue par presque tous.
La désaffection à l'égard du régime est générale, atteignant avec le STO son point maximum. Malgré sa perte de crédit et l'inertie que lui oppose une partie de son administration, il garde des capacités de nuisance. Les arrestations de résistants et leurs condamnations par des tribunaux spéciaux en sont la preuve, surtout lorsqu'elles aboutissent à des exécutions. Celles-ci touchent des militants communistes, français ou étrangers, engagés dans les FTP, comme Vincent Faïta et Jean Robert guillotinés en avril à Nîmes ou Marcel Langer à qui le même sort est réservé à Toulouse en juillet. Radicalisé et fascisé avec la Milice, le régime n'apparaît plus que comme l'appendice d'occupants dont il effectue une partie des tâches. La répression est l'une des plus visibles, surtout lorsqu'elle touche les jeunes qui cherchent à échapper au départ en Allemagne, c'est-à-dire à ce que l'on considère comme la déportation.
L'"attentisme" de l'opinion n'est donc pas de neutralité, mais, comme l'a montré Pierre Laborie, il est de plus en plus "un attentisme de solidarité complice" avec tous ceux qui combattent l'Occupation[1]. L'une des idées les plus communément répandues est de croire que la délation est massive. Or, en 1943, ce qui devient massif, c'est la connivence avec une résistance que l'on connaît mal, que l'on croit plus forte qu'elle n'est en réalité, que l'on imagine mieux soudée aux forces extérieures, mais dont on considère le combat comme légitime, même si l'on n'y participe pas, même si l'on se méfie de certaines de ses composantes, même si l'on critique des formes d'action qui peuvent entraîner des représailles. Ce changement de rapports entre la Résistance et la population est l'un des faits majeurs du moment dans cette zone.
Dans le même temps, la Résistance organisée change de dimension. Il est impossible de chiffrer les effectifs des divers mouvements, mais il est sûr que l'ensemble peut désormais encadrer et mobiliser des milliers de personnes. Les manifestations de rue et les grèves en témoignent tout comme les maquis dont les MUR évaluent les effectifs contrôlés par eux à près de 15 000 hommes en octobre[2]. Ce développement profite aux organisations clandestines déjà en place en zone sud avant même l'occupation, qu'il s'agisse des mouvements qui viennent de fusionner sous l'égide de Jean Moulin, Combat, Libération, Franc-Tireur, ou du Parti communiste et du Front national qui, jusque-là, n'était en zone sud qu'une coquille presque vide. Cet essor se traduit aussi par l'apparition de nouvelles structures, souvent orientées vers un public ou des objectifs déterminés. Les Forces unies de la Jeunesse (FUJ), constituées au printemps à Lyon sous l'égide des MUR, entendent rassembler les jeunes au moment où ils sont frappés de plein fouet par les réquisitions. Sous la bannière du général Giraud et de l'Armée d'Afrique, l'Organisation de résistance de l'armée (ORA) entend rassembler les militaires qui ont rompu avec Vichy et met en place ses structures dans le premier semestre. Dans le même temps, la prolifération des réseaux de renseignement et éventuellement d'action est tout à fait remarquable. On trouve à côté des "vieux" réseaux, surtout d'obédience britannique (F2, Alliance, etc.), de nouvelles créations du SOE, les premiers réseaux de l'OSS, ceux du BCRA qui s'étoffent et se diversifient (Gallia, Phratrie, etc.), d'autres liés au pouvoir militaire installé à Alger (Services spéciaux du colonel Paillole, etc.), au total, un nombre impressionnant de petites structures dont personne à l'époque ne peut avoir une vue globale. Des mouvements anciens plus forts, de nouvelles organisations souvent spécialisées, le tableau de la Résistance s'est donc considérablement enrichi.
Cette diversification s'accompagne d'un accroissement des relations avec l'extérieur. A travers la frontière suisse, se poursuivent les liaison avec les Américains ou le convoiement de Juifs pour lesquels Grenoble sert de plaque tournante. Toulouse ou Perpignan jouent un rôle identique pour la frontière espagnole par où tentent de passer tout ceux, de plus en plus nombreux, qui veulent rejoindre l'Afrique du Nord. De leur côté, les communistes italiens sont parvenus à trouver le passage qui leur permet, au printemps 1943, de glisser leurs cadres vers l'Italie pour y encadrer la révolte naissante. Quant aux côtes méditerranéennes, elles servent aux liaisons par sous-marins, organisées par Alger principalement en direction de la Corse ou de la Provence.
Le développement de l'action est une autre facette de ce changement de dimension. On peut l'illustrer par des chiffres puisque, dans plusieurs départements, des chercheurs ont essayé de comptabiliser toutes les actions qu'ils ont pu repérer. Entre novembre 1942 et septembre 1943, on en a compté 224 dans les Alpes-Maritimes, 435 dans le Var et 535 dans les Bouches-du-Rhône sur l'ensemble de l'année 1943[3]. Encore faut-il préciser que ces chiffres ne concernent que les actions les plus marquantes, répertoriées (diffusion de propagande, sabotages, attentats, etc.), mais qui ne sont qu'une partie minime de tous les actes qui ressortent de la Résistance. Il n'est évidemment pas possible de mesurer de la même façon, par exemple, tous les petits gestes qui assurent la vie quotidienne d'un maquis.
Toutes les formes d'opposition sont désormais entrées dans le giron de la Résistance organisée. Les filières du refus du STO et les premiers camps de réfractaires, mis en place de façon spontanée la plupart du temps, s'intègrent au fil des mois dans les organisations sans lesquelles la survie n'est pas possible. Les manifestations de ménagères, assez fréquentes dans les régions littorales où la question du ravitaillement se pose régulièrement avec acuité, ne sont plus les "émotions" de 1942, mais participent elles aussi souvent de l'action volontariste de la Résistance.
Parmi les divers types d'actions enregistrés, celui qui connaît l'essor le plus impressionnant est celui qui regroupe les sabotages et les divers attentats. Il est vrai que l'on part de zéro, sauf dans quelques villes où les groupes francs (GF) des mouvements ont commencé en 1942 à attaquer des officines de collaboration. Si, dans les grandes villes, les FTP - FTP-MOI surtout - se lancent dans ce que l'on peut considérer comme une préfiguration de la guérilla urbaine à partir de novembre 1942, les progrès de l'"action immédiate" s'accélèrent avec le printemps 1943. Cette chronologie a évidemment partie liée avec la mise en place des maquis, mais plus encore avec l'organisation de groupes d'action, GF des MUR plus actifs, groupes du SOE et surtout détachements FTP, maquisards ou sédentaires, qui effectuent la plupart des sabotages et des attentats contre les installations ferroviaires, les entreprises travaillant pour l'occupant, les lignes électriques, les bâtiments des forces d'occupation, les responsables de mouvements de collaboration ou les personnes soupçonnées de dénonciation. Parmi les toutes premières affaires de ce genre, figure l'exécution à Toulon le 22 mars d'un commissaire de police qui avait arrêté et malmené de jeunes résistants et, à Marseille un peu après, le 24 avril, celle du chef adjoint de la Milice par les FTP-MOI, mais c'est au second semestre qu'elles connaîtront une relative progression.
La naissance et le développement des maquis appartiennent tout en entier à l'année 1943 et à la zone sud, en particulier aux Alpes et au Massif central. C'est l'un des phénomènes majeurs de cette transformation de la Résistance. Il se développe un peu partout avec rapidité au printemps 1943 pour atteindre, avec l'élargissement du STO à toute la classe 42 et la croyance en un débarquement proche, son apogée dans l'été 1943. C'est alors que les MUR qui mettent sur pied le Service maquis tentent d'encadrer et de réunir les groupes plus ou moins isolés qui se sont multipliés dans les Alpes. La répression leur porte quelques coups et parvient parfois à éliminer des maquis en formation d'autant plus facilement qu'ils ne sont pas armés. A noter d'ailleurs que cette répression, d'ampleur encore modeste, est le fait des gendarmes et GMR français et, dans les Alpes, des troupes d'occupation italiennes.
Le maquis est l'un des principaux facteurs de diffusion de la Résistance. C'est un autre trait caractéristique du changement en cours que son extension géographique. Phénomène urbain, né dans les grandes villes (Toulouse, Marseille, Lyon, Nice et sa région, etc.), étendu en 1942 dans des localités plus petites, elle recouvre désormais tout le territoire jusqu'aux secteurs les plus reculés qui sont précisément ceux où le maquis s'installe. La campagne et la montagne sont désormais entrées dans l'orbite de la Résistance. De ce fait, la zone sud, avec ses massifs montagneux qui sont autant de refuges et une position devenue stratégique par suite des événements d'Afrique du Nord puis d'Italie acquiert une importance considérable.
La part prise dans la lutte par la France du Sud est constatée à l'automne, par Jacques Bingen, délégué de Londres dans cette zone. Il écrit dans un rapport daté du 7 octobre que "depuis deux mois, le Sud est plus actif que le Nord. Dans la zone Nord, 90 % des actions sont FTP. Dans la zone Sud, 60 à 75% des actions sont le fait des Mouvements unis de la Résistance"[4]. Même si Bingen sous-estime de beaucoup l'action des FTP de la zone sud, il n'en reste pas moins qu'il témoigne du changement intervenu.
Une autre transformation fondamentale tient à la nature même de la Résistance qui s'érige alors en contre-pouvoir.
Elle pénètre en effet les diverses branches de l'appareil étatique ou para-étatique au point de constituer parfois une sorte d'administration parallèle. Le rôle des policiers résistants - ils sont plus nombreux qu'on ne le croit - est considérable, mais des pans entiers de la gendarmerie basculent à leur tour et certaines brigades apportent une aide précieuse au maquis. L'administration des Eaux-et-Forêts qui a intégré de nombreux cadres de l'armée sert de couverture à l'ORA et favorise éventuellement le regroupement de réfractaires dans des chantiers forestiers ou de vrais maquis. Les services de l'agriculture ou le Secours national participent éventuellement aux filières de leur recrutement et à leur ravitaillement. Sans parler de services publics comme les PTT ou la SNCF dont le rôle spécifique est bien connu. Cette pénétration qui n'est pas nouvelle est facilitée en 1943 par des organisations spécifiques qui étendent leurs contacts - c'est le cas du NAP - ou se mettent en place comme le réseau Ajax, constitué dans l'été. De son côté, le giraudisme, par l'intermédiaire de l'ORA ou des réseaux militaires, permet à une partie de l'armée d'armistice ou des Chantiers de Jeunesse d'entrer en résistance à son tour et d'y prendre une place non négligeable. La même évolution concerne d'autres institutions d'origine pétainiste comme les Compagnons de France ou l'Ecole d'Uriage.
En même temps, la Résistance étoffe et diversifie ses structures pour les adapter à la nouvelle donne et préparer cette libération que l'on croit proche. Les MUR forment alors l'ossature de la Résistance méridionale. Leurs directoires régionaux organisent dans les régions et si possible dans les départements les services nombreux qu'ils dirigent et dont certains sont de création récente (Service social, Service maquis, Action ouvrière, Résistance fer ou PTT, etc.)[5]. Ils essaient d'unifier les anciennes structures, par exemple les Groupes francs, et de contrôler l'AS dont la base est généralement indistincte de la leur. Un effort particulier est fait pour créer des journaux clandestins locaux.
Dans la perspective du débarquement, il faut se tenir prêt pour la libération et mettre au point les plans indispensables pour préparer la participation de la Résistance aux combats à venir. Les diverses moutures du "Plan Montagnard" qui concerne le Vercors donnent une idée du travail considérable que les divers états-majors effectuent dans cette perspective. Les plans concernent aussi la prise du pouvoir à tous les niveaux. Il faut se mettre d'accord sur les structures futures. L'été 1943 est le moment où le débat porte sur la départementalisation d'une résistance dont l'échelon principal de commandement était la région et dont on estime qu'elle doit se rapprocher de la base en prévision des événements militaires et politiques futurs.
Déjà, au printemps, à la veille du 1er mai, dans plusieurs départements, les chefs MUR ont été à l'origine de comités qui annoncent les Comités départementaux de la Libération que l'on prépare quelques mois plus tard. C'est ainsi que dans le Var un comité de ce type, où les MUR et les courants proches (francs-maçons, socialistes, CGT "confédérée") sont largement majoritaires, est réuni pour la première fois le 23 avril et que dans le Lot une tentative semblable est esquissée au même moment mais se heurte à des oppositions qui la font capoter[6]. Parmi celles-ci, se trouve la résistance communiste qui, concurremment, essaie de faire reconnaître des comités où le rapport de force lui est plus favorable, par exemple le comité de la France combattante de l'Isère et des Alpes qui apparaît lui aussi au printemps et qui est proposé aux autres régions comme modèle[7].
Ce nouveau pouvoir en cours d'élaboration est avant tout assuré par les MUR. À la fois force hégémonique de la Résistance intérieure et mandataires officiels de la France Libre, ceux-ci sont alors à leur apogée en dépit d'une répression qui ne les épargne pas, bien au contraire. Dans plusieurs départements, les états-majors des MUR et peut-être plus encore ceux de l'AS sont décimés à peine mis en place. Les coups les plus rudes sont portés dans le Sud-Est (R1 et R2) entre les mois de mars et de juin 1943 où les antennes du Sipo-SD de Marseille et de Lyon bénéficient de la trahison de certains des résistants arrêtés. En R1, l'aboutissement se situe à Caluire. En R2, tous les responsables régionaux et une partie des cadres départementaux doivent être remplacés.
En fait, cette répression intervient alors que le renouvellement des cadres est déjà commencé, rendu nécessaire par la fusion et les nouvelles tâches à accomplir. Elle accélère, dans un contexte d'urgence et de tragédie, le passage du flambeau de la génération des fondateurs à celle de leurs adjoints. À tous les niveaux, des cadres neufs émergent. Au comité directeur devenu Exécutif zone sud, la première place n'est plus tenue par les chefs historiques, Frenay et d'Astier, partis à Londres, mais par Copeau et Degliame. Dans les régions et les départements, de nouveaux chefs civils prennent les choses en main, tandis que les cadres militaires acquièrent un poids nouveau. La relève est assurée rapidement, mais le fonctionnement des MUR et de l'AS est parfois gravement perturbé.
Les effets de la répression sont un des facteurs qui fragilisent les MUR alors que leur hégémonie commence à être contestée et que leur poids relatif dans la Résistance tend à diminuer. Il en est d'autres, plus importants, qui tiennent aux pratiques ou à la stratégie.
L'écart à tendance à se creuser entre une base à qui peu d'actions sont proposées ou qui fait preuve de peu de dynamisme et des responsables écrasés par les charges multiples du contre-pouvoir à construire.
Par ailleurs, l'intégration des mouvements dans les structures conçues par Londres limite leur liberté d'action sans leur assurer les moyens indispensables à l'exercice des responsabilités qu'ils doivent assumer dans le domaine politique et militaire, c'est-à-dire argent, armes et moyens de liaison. Il est toujours étonnant de constater que des chefs régionaux n'ont aucun moyen de communication autonome avec l'extérieur et sont dépendants des réseaux ou des services attachés directement à Londres. Ces derniers qui, bien souvent, se sont greffés sur leur base les phagocytent ou les concurrencent. Gallia ou Ajax suscitent l'irritation du SR des MUR et du NAP qui agissent sur le même terrain. Mais la pomme de discorde réside dans la SAP (Section atterrissage et parachutage) qui assure le contrôle des moyens distribués par voie aérienne le BCRA et qui, bien que constituée de groupes fournis par les mouvements, est devenue entièrement autonome. À l'automne, arrivent les Délégués militaires régionaux dont le rôle est de chapeauter la Résistance locale et des missions militaires qui ignorent sa hiérarchie.
Les MUR sont en quelque sorte en porte-à-faux, liés à une stratégie sur laquelle ils ont peu de prise. Ils profitent souvent moins que d'autres formations de l'essor que la Résistance connaît. C'est cette situation que Pierre Hervé, leur secrétaire général, dénonce à la fin de l'année dans un gros rapport - le rapport Chardon - où le communiste qu'il est propose comme alternative une ligne comparable à celle du Front national. Cette position n'invalide en rien le diagnostic qu'il porte sur son organisation. Ce qu'il cherche en effet, c'est à la stimuler et ce qu'il déplore et dénonce, c'est un immobilisme qu'il attribue à une difficulté à s'ouvrir aux nouvelles recrues de la Résistance, à un certain élitisme - l'élitisme de ceux qui estiment avoir eu raison les premiers - et à une stratégie "attentiste"[8].
Tout en restant les éléments majeurs de la Résistance, les MUR sont débordés de divers côtés sur leur droite et sur leur gauche, à la base comme au sommet.
Même si elle les inquiète, la menace ne vient pas des partis politiques qui se reconstituent. Très inquiets de la poussée communiste et ulcérés par l'ostracisme dont les mouvements les frappent pour l'heure, les socialistes les plus attachés au parti, Gaston Defferre en particulier, tentent de constituer une force clandestine autonome autour du réseau Brutus et des groupes Veni en même temps qu'ils reconstituent leurs forces dans les départements. Mais, sauf exceptions là où les communistes ont acquis un pouvoir au sein des MUR, leur base se confond trop avec celle des MUR pour que la sécession puisse aller très loin.
D'un autre côté, l'ORA, bénéficiant de l'appui d'Alger, s'est organisée, après avoir cherché à faire passer des cadres vers l'Afrique du Nord. Malgré la dilution du giraudisme et le rapprochement - inégal selon les lieux et les niveaux de commandement - avec l'AS, ses cadres, comme ceux d'autres formations à vocation et à encadrement militaires, restent réticents vis-à-vis du pouvoir civil et politique représenté par les mouvements. Qu'ils viennent d'Alger ou de Londres, les agents envoyés en France sont, sur ce plan, très proches. En se "militarisant", la Résistance alimente une dynamique qui aboutit à la création d'une force qui tend à devenir autonome.
Mais la véritable concurrence se révèle à l'automne 1943 dans toute son étendue. C'est celle qu'exerce la Résistance communiste dont on découvre alors la force et le dynamisme. Les communistes animent un ensemble d'organisations qui leur permettent d'être présents sur tous les terrains. Ils rattrapent le retard accumulé par rapport aux mouvements en développant le FN et les FTP (qui sont censés être sa branche militaire) qui s'ils apparaissent en 1941 et 1942, ne sont véritablement organisés en France méridionale qu'en 1943. D'abord installés sur les marges des MUR, dans les milieux laissés en friche, ils profitent, grâce à leur combativité, de l'essor général de la Résistance. Dans la CGT réunifiée, les militants "unitaires" se montrent les plus dynamiques. Les diverses luttes que l'on repère à l'automne dans les mines (bassin de la Loire, La Mûre) ou la métallurgie (en Provence) sont menées par eux, tandis que les comités de femmes suscitent des manifestations de ménagères.
Jetant la suspicion sur les socialistes, critiquant l'"attentisme" des autres organisations, les communistes se veulent interlocuteurs privilégiés des MUR, tout en imposant le Front national comme un mouvement de résistance à part entière, faute de pouvoir y intégrer les autres forces de résistance. Cette partie est cachée par le jeu principal qui est la lutte pour la Libération, essentielle pour tous et surtout pour une base qui ne voit pas forcément - ou pas encore - aussi clairement les enjeux politiques. Avec les événements de Corse, l'automne 1943 constitue un moment décisif de ce point de vue. Contrairement à ce qui se passe généralement sur le continent, le FN, à direction communiste, est hégémonique dans l'île et regroupe en son sein les diverses sensibilités résistantes. Avec l'appui du général Giraud dont le représentant a été coopté au comité directeur du mouvement, l'insurrection est déclenchée après l'annonce de la prévisible capitulation italienne, le 9 septembre. Alors que les troupes italiennes restent l'arme au pied ou les appuient, les patriotes corses entreprennent de harceler les troupes allemandes qui refluent de Sardaigne. Des unités venues d'Afrique arrivent en renfort à partir du 13. Les combats dureront jusqu'à la prise de Bastia le 4 octobre. Parallèlement, les résistants se sont assurées des mairies et le comité directeur du FN s'est mué en conseil de préfecture. Les modalités de la libération de la Corse offrent au Parti communiste un modèle d'insurrection nationale que sa presse va populariser. Lorsque Charles Tillon publie son historique des FTP, il consacre un chapitre aux "leçons de la Corse" pour conclure que "l'expérience corse démontre l'erreur de l'attentisme"[9].
Première parcelle du territoire métropolitain libérée, la Corse montre de façon claire le poids désormais acquis par les communistes dans la Résistance.
Cette modification de l'équilibre interne de la Résistance et les tensions qui vont en résulter font entrer l'histoire de la Résistance dans une autre phase. Mais d'autres facteurs y concourent. Avec l'automne, les bombardements sur la zone Sud se multiplient. Ils accentuent l'angoisse de la population devant l'hiver qui s'annonce comme encore plus dur que les précédents puisque l'on s'enfonce dans la guerre au lieu d'en sortir ainsi qu'on l'imaginait encore quelques semaines auparavant. L'Occupation prend une autre dimension avec de nouvelles réquisitions, des évacuations de population sur les côtes, une répression d'autant plus brutale que les Allemands prennent directement en mains la lutte contre les maquis à partir du mois de novembre. Danger militaire, le maquis est aussi la preuve la plus spectaculaire de l'existence d'une France résistante. Au milieu des multiples manifestations qui ont lieu le 11 novembre, les défilés, en armes, au grand jour, que le maquis organise dans diverses localités, dans le Lot, en Saône-et-Loire, à Oyonnax surtout, sont les signes plus évidents du contre-pouvoir que la Résistance entend affirmer.
[1] P. Laborie, “L'opinion française sous Vichy”, Paris, Le Seuil, 1990, p. 311.
[2] Henri Noguères, “Histoire de la Résistance en France”, Paris, Robert Laffont, tome 4, 1976, p. 54-55. Il existe d'autres évaluations supérieures, peut-être en incluant les effectifs FTP. De toute façon, ces chiffres ne donnent qu'un ordre de grandeur, lui-même très approximatif.
[3] Chiffres issus des enquêtes de l'ancien Comité d'histoire de la 2e Guerre mondiale (Jean-Louis Panicacci, “Les Alpes-Maritimes de 1939 à 1945”, Nice, Ed. Serre, 1989, p. 190; Paul Giraud pour les Bouches-du-Rhône et moi-même pour le Var).
[4] Rapport cité notamment par Claude Bourdet, “L'aventure incertaine”, Paris, Stock, 1975 p. 265.
[5] Pour une vue d'ensemble sur un plan régional, voir Alban Vistel, “La nuit sans ombres”, Paris, Fayard, 1970, Quatrième partie: “l'Etat clandestin”, à propos de la R1 (région de Lyon).
[6] Pierre Laborie, “Résistants, vichyssois et autres”, Paris, Ed. CNRS, 1980, p. 289.
[7] Sur ce comité, voir Pierre Bolle et al., “Grenoble et le Vercors”, Lyon, La Manufacture, 1985, p. 281. Ce comité fonctionne en mai 1943 et, dès cette époque, affirme être le premier comité créé dans la métropole. Les créateurs du comité varois, transformé tel quel en CDL en octobre, se considèreront toujours eux aussi comme des initiateurs.
[8] Rapport partiellement cité par Henri Michel et Boris Mirkine-Guetzévitch, “Les idées politiques et sociales de la Résistance”, Paris, PUF, 1954.
[9] Ch. Tillon, “Les FTP”, Paris, Julliard, 1962, rééd. UGE, 1971, p. 172.